UN AXE CAYENNE-PARIS - La Chronique d'Olson (21)
02/01/2021
Se défaisant pour se recomposer, un axe embrouillé
Colombie-Guyana-Brésil-Suriname-Guyane…
destination France hexagonale via Orly-Roissy
D’un point de vue historique, on peut dire qu’El Diablo Pablo Escobar fut le pionnier dans le recours massif à des « mules », c'est-à-dire des personnes volontaires – ou non, d’ailleurs – qui passaient les frontières l'estomac ou les intestins remplis de capsules emplies de cocaïne, ces capsules étant récupérées lors de leur évacuation par les voies naturelles.
Depuis sa mort le 2 décembre 1993, les cartels ont presque disparu de Colombie, au profit d’un réseau horizontal, multiple et diversifié, mais tout aussi sauvage… C’est la fin du cartel de Medellin, mais pas celle du trafic. Les alliances se recomposent et le cartel de Cali, du nom d’une autre ville colombienne, prendra, pour un temps, le relais, utilisant divers réseaux dont le Suri-cartel, qui est le résultat d’une alliance avec le Brésil. Ce cartel serait né de la rencontre entre un certain Léonardo Dias Mendoça et de hauts fonctionnaires surinamais. Il va mettre en place à partir de 1993 un trafic de cocaïne entre la Colombie et le Suriname via le Brésil. À partir de 1993, les estimations sur la quantité de cocaïne (pure) transitant de Colombie au Suriname font état d’une tonne par mois en 4 vols hebdomadaires.
En 1993, le Suriname se relève de la guerre civile et doit faire face à une situation économique effarante. C’est l’époque où le trafic passe du monde souterrain au monde visible. En 2002, Dino Bouterse, le fils de Dési Bouterse, est dans le collimateur de la justice de son pays. Il est accusé d’avoir volé des armes à l’armée, pour, disent certains, payer une dette sur une livraison de cocaïne aux FARC colombiens. Après une dizaine d’années de relative stabilité, le Suri-cartel va donc devoir se déplacer, au Guyana tout d’abord, vers la Guyane ensuite.
Au moins une quinzaine de passeurs de cocaïne arriverait chaque jour à Paris en provenance de Cayenne. Le marché de la poudre blanche s’étend désormais à tout l’hexagone et à toutes les catégories sociales. Les services des Douanes, de la Police et de la Justice sont débordés par ce trafic.
Le phénomène des mules a pris une telle ampleur dans l’ouest guyanais que le parquet de Cayenne a dû s’adapter et ouvrir des audiences « spéciales mules ». Depuis quelques années, suivre les mules avant leurs jugements est devenue l’essentiel de l’activité de l’Apameg (Association pour la Protection et l’Accompagnement de la Mère et de l’Enfant en Guyane) de Saint-Laurent.
Au-delà des arrestations et des emprisonnements, l’explosion du nombre de mules pourrait avoir de lourdes conséquences pour l'Ouest guyanais.
Qu'en est-il exactement ?
Dans les écoles de Saint Laurent du Maroni, on note l’absence, malgré quelques tentatives modestes, de programmes particuliers sur le phénomène des mules, qui touche pourtant de nombreux collégiens et lycéens de la ville de l’ouest guyanais.
Des associations se mobilisent pour tenter de trouver des solutions avant le passage à l’acte mais les actions sont encore peu développées et semblent ne pas faire écho auprès des jeunes.
Peu de prévention, un chômage persistant et pas de perspectives de formation ou d'emploi conduisent de nombreux jeunes et moins jeunes à tenter le voyage vers la métropole en convoyant quelques kilos de cocaïne dans l’espoir de passer à travers les contrôles des douanes et de gagner quelques milliers d’euros. Et quand, de retour au pays, les grands frères, les grandes sœurs, les mères et les grands-mères arborent les richesses du voyage ou ce qu’il en reste, le prosélytisme fait florès au sein des familles et des communautés.
Il est actuellement estimé par les différents services (douanes/Paf[1]/
Ofast[2]) qu'entre 20 et 30 passeurs (dix à quinze par avion) prennent quotidiennement – en temps nor-mal – un vol au départ de Cayenne pour la métropole, ce qui représente une hypothèse basse annuelle d'environ sept mille passeurs de cocaïne.
La partie contrôle/interpellation, localement ou en métropole, traite d'environ 10 à 15 % de ce chiffre total. On considère qu'environ 55 % du phénomène est traité dont 10 % à 15 % sous la forme de saisies de cocaïne et d'interpellations et 45 % sous l'angle dissuasion, donc sans saisies. L'Observatoire français des drogues et toxicomanies estime quant à lui que 20 % de la cocaïne consommée en France chaque année a transité par la Guyane, qui est désormais le deuxième « point d'importation » en France après les aéroports parisiens. Une fois parvenue en Europe, le kilo de la drogue acheté pure aux environs de 4500 € au Suriname est revendue au détail, plusieurs fois « coupée », 65 € le gramme aux consommateurs (soit 13 à 16 fois la bascule)…
Une étude de l’Injep (Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire) datée de novembre 2018 pose le problème de la prévention contre le phénomène des mules comme un véritable défi sociétal à relever, d’autant plus ardu que les informations typologiques manquent ou sont erronées. Un certain nombre d’idées fausses sont à faire tomber, comme notamment celle que des contraintes seraient exercées contre de jeunes gens pour les forcer à faire « le voyage », ou encore celle selon laquelle les mules appartiendraient tous au genre masculin, catégorie jeunesse. Nombre de jeunes filles ou femmes, parfois mères de famille tentent l’aventure, de même que des personnes d’âge mûr, parfois. Ce qui est certain, c’est que la question du « voyage » n’est plus un tabou. Loin de là, la question est presque banalisée et l’on en parle presque facilement. Les voies d’entrée dans les réseaux sont connues et le recrutement se fait souvent par le biais amical.
Une autre idée reçue a la vie dure : c’est parce qu’ils seraient en situation de précarité que « ces jeunes osent tout ». Ce qui pouvait être une réalité il y a quelques années n’en est plus une, et c’est bien l’augmentation du nombre des mules qui le prouve : « le voyage » est devenu un sport, motivé par l’argent facile : l’idée de se procurer huit à dix mois de RSA en 72 heures suffit. Si la plupart des jeunes mules viennent de l’Ouest guyanais ou du Suriname (parce qu’ils ont la double nationalité), d’autres sont issus de l’Est et même du Centre-littoral (Île de Cayenne, Kourou).
Regardons les choses en face : le problème avec le « produit » transporté n’est pas guyanais : les jeunes ne sont pas consommateurs de la cocaïne qu’ils transportent. La marchandise, qui vient de ce qu’il faudrait appeler le Suri-cartel arrive en Guyane en un coup de pirogue puis s’envole pour Paris sans que le produit ait été consommé. C’est en effet en France hexagonale que se trouve la clientèle cible.
La route de Saint-Laurent-du-Maroni à Cayenne n’étant qu’une étape vers Paris, les mules ne consomment ni ne vendent sur place, ce qui serait une perte d’argent pour eux et les têtes de réseau qui les emploient. C’est en métropole (j’emploie à dessein ce terme issu du colonialisme) que des Guyanais créent leurs propres cartels, notamment en Bretagne, dans le centre-est (Champagne-Ardenne), sans oublier le puissant axe Saint-Laurent-Toulouse.
Bien que la transgression soit un caractère constitutif de la marronnabilité, il ne suffit pas à lui seul à transformer un jeune marron-descendant en Marron lui-même. Le « voyage » seul ne constitue pas un acte de marronnage. C’est à présent un sport, complètement désacralisé en ce sens qu’il constitue un moyen non négligeable de se procurer de l’argent, en quantité appréciable.
Et le risque fait partie du jeu.
Olson Kwadjani
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