S... UN JEUNE HOMME SAAMAKA (3)
28/12/2013
« civilisé, mais qui garde sa culture comme elle est »
Les relations humaines
- Mais, des fois, il y en a qui sont un peu racistes (sic). Entre… (S... cherche ses mots) entre… religions, je ne sais pas si on peut dire ça ?
- Non, je crois que tu veux dire plutôt : « entre différents groupes de population » ?...
- Voilà, racistes entre groupes, en fait. Entre Boni, Ndjuka, Paamaka… même s’ils ne se détestent pas, mais… il y a souvent quelque chose qui sort qui n’est pas… qui est vraiment raciste, quoi.
- Concernant notamment les Ndjuka et les Aluku, est-ce que tu connais l’histoire des temps anciens[1] ?
- Oui, vaguement.
- Moi, j’ai l’impression que ça vient de là, non ? Même si c’est un peu enfoui…
- C’est un peu écrasé, mais il y a des gens qui…
- Je te pose la question, à toi, parce que lorsque je parle à un kabiten[2], ou à un ancien qui détient la mémoire, ce sont des questions que, souvent, on n’évoque pas avec un blanc… mais je perçois, lorsqu’on évoque les anciens temps, toute la colère qui remonte.
- C’est vrai.
- Alors que maintenant, ils font du commerce ensemble, il y a même des unions entre hommes et femmes de groupes différents, mais j’ai l’impression que…
- Il y a la colère qui est toujours là, qui ne change pas, qui ne part pas… qu’on évoque de temps en temps. Franchement, je suis contre ça. Mais il y en a qui l’utilisent, on peut l’utiliser pour vivre, c’est quelque chose qui est là[3]. Il faut l’utiliser, mais pas pour faire du mal. Il y a des gens qui l’utilisent pour faire du mal. Parce que l’histoire, je la connais, on me l’a déjà racontée. Je sais ce qui s’est passé, avant. Je n’étais pas là, mais bon, c’est comme si j’étais là, en même temps. J’étais choqué, mais bon, il faut accepter la réalité, ce qui est fait est fait.
- Ce qui est fait est fait, bon. Mais penses-tu qu’il est important de connaître ce qui a été fait, de savoir pourquoi ça a été fait ? Est-ce que ça permet de ne pas recommencer ?
- Voilà. Je me pose beaucoup de questions, sur l’origine… je cherche à savoir plus, je pose des questions, on me raconte des trucs… Mais en ce moment, je n’ai pas trop le temps [la possibilité ?... NdTémoin].
- Mais petit à petit, quand tu vas prendre un peu d’âge, vieillir un peu (grognement amusé de S...), les anciens vont commencer à te raconter plus de choses, non ?
- Ça, c’est sûr.
- C’est aussi pour ça que je t’ai demandé de pouvoir t’interroger, d’une part parce que tu m’es sympathique, mais aussi, d’autre part, parce que tu es un jeune, et que tu ne répugnes pas à évoquer ces choses-là avec moi. Alors que les anciens, eux, n’aiment pas parler de ces choses-là avec un blanc.
- C’est sûr. Parce que, déjà, si je dis à ma tante, si je dis à ma mère que, voilà, je parle de ce genre de trucs avec toi, franchement, je ne sais pas si elles seront d’accord. Franchement, je ne sais pas. Même si, mes parents, ils reconnaissent que, dans le fond, il faut le faire…
Nous évoquerons plus loin, et plus en détails, la question de la transmission. Qui transmet ?... Quoi, à qui et quand ?... Et nous vérifierons, ce qui est juste effleuré ici, que cette question est soumise à une autre : celle de la loi coutumière qui fixe les obligations et les interdits de chacun au sein de la communauté : « Si je dis […] que je parle de ce genre de trucs avec toi, […] je ne sais pas si elles seront d’accord. […]Même si, mes parents, ils reconnaissent que, dans le fond, il faut le faire »…
- Mais je connais mes parents, je les connais ! Je sais qu’ils vont faire la tête, mais ils ne vont pas me dire que, ce que j’ai envie de faire, je ne dois pas le faire. Si j’ai envie de le faire, je le fais. Si je vois que ce n’est pas quelque chose de mal. On dit toujours qu’il faut vivre ensemble. Alors, si je ne peux pas faire ça, c’est qu’il y a du racisme là-dedans… Mais du coup, ils ne vont pas me l’interdire, parce qu’ils savent très bien que si je veux le faire, je le ferai quand même. Je dirai ce que je veux.
- Laissons le racisme… Il s’agit peut-être tout simplement de méfiance, et je peux comprendre ça : que les anciens se méfient des blancs…
S..., dans ce qu’il dit supra, montre qu’il sait bien qu’il est dans une société très structurée et codifiée. Il énonce le constat qu’il y a un décalage entre la « loi » à laquelle sont soumis ses parents et la conviction qui les habite. Dans le même temps il annonce qu’il transgressera l’interdit : « ils ne vont pas me l’interdire, parce qu’ils savent très bien que si je veux le faire, je le ferai quand même. Je dirai ce que je veux ». Ce faisant, il ne peut se soustraire complètement à la loi coutumière. Il se situe donc exactement sur la zone de contact entre repli communautaire d’une société traditionnelle qui se sent, à tort ou à raison, menacée dans sa culture, et inclusion dans la société moderne. Malgré le risque, il décide de jouer le jeu de la (re)connaissance mutuelle.
- Objectivement, mes ancêtres ont commis des horreurs vis-à-vis des tiens.
- C’est vrai.
- Je suis obligé de le reconnaître même si, comme tu disais tout à l’heure, je n’étais pas là, et ce n’est pas moi qui l’ai décidé. Mais je dois faire avec ce qui a existé et, ce qui existe, c’est une méfiance des anciens envers les blancs, malgré la gentillesse et l’amabilité que me manifestent beaucoup de noirs marrons, par rapport à une responsabilité que je dois bien assumer… en tant que blanc.
Pour que nous soyons bien d’accord tous les deux, je pense que ce que nous sommes en train de faire, toi et moi, c’est un travail pour une meilleure connaissance de l’autre. Et si j’écris ces choses que tu me dis, c’est parce que j’espère que des gens les liront et comprendront mieux comment tu fonctionnes, comment je fonctionne, et comment nous pouvons fonctionner ensemble. C’est de ça qu’il s’agit, ce n’est pas simplement de la curiosité.
- Voilà. Mais je comprends. Je t’ai posé des questions, je voulais juste savoir… Je ne sais pas, moi, je suis comme ça, en fait. Je me méfie, je me méfie tout le temps.
- Je comprends, moi aussi.
- Mais je ne me méfie pas seulement des blancs… je me méfie de tous les autres… (rire) Je suis comme ça. Et je me méfie, parce que je sais que ce qui s’est passé avant, ce n’est pas seulement à cause des blancs, mais aussi à cause des noirs. Tu comprends ? parce qu’il y a des noirs qui ont vendu des noirs. Alors, le truc, c’est peut-être de se dire qu’on doit se méfier des humains… Avant de faire quelque chose, je pose des questions, je réfléchis là-dessus… Je prends le temps.
Il s’ensuit une discussion sur les origines de l’esclavage et la part prise par les monarques africains dans le commerce triangulaire, dont la relation serait ici hors-sujet.
[1] Référence est faite ici aux traités signés dans les années 1760 entre la colonie hollandaise et les marrons Ndjuka, Saramaka et Matawaï, les autorisant à s’installer dans la vallée du Tapanahoni et sur la Kotika, dans l’ouest du territoire. En contrepartie ils s’engageaient à ne plus accepter de nouveaux marrons fugitifs, et même à les signaler ou les remettre à la colonie, ce qu’ils firent assez peu, semble-t-il. Mais cela contribua à leur donner une image négative face aux nouveaux marrons qui ne pouvaient plus quitter la colonie néerlandaise pour fuir en Guyane française, en guerre perpétuelle avec sa voisine. Une scission s’ensuivit, donnant naissance au groupe Aluku (plus tard nommé Boni du nom de son chef combattant) qui nourrit, encore de nos jours, une aménité entre les deux groupes.
[2] Dans chaque village de marrons il est le garant, par délégation du Gaan Man, de la permanence des rites, juge et médiateur dans les conflits. Il est également souvent le représentant du village auprès des autorités de l’État.
[3] S... veut certainement dire quelque chose comme « il faut vivre avec ça ».
Inscrivez-vous au site
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 92 autres membres