D’OÙ VIENNENT LES DÉCROCHEURS SCOLAIRES ? (1)
03/05/2022
Les décrocheurs, 1ère partie : d’où vient leur école ?
L’histoire coloniale française devrait nous rappeler qu’il est impossible de penser la scolarisation sans prendre en compte le territoire sur lequel elle se développe. Dans le cas de la Guyane, au contraire, les structures administratives successives semblent avoir été érigées en cadres de l’action éducative, car on ne peut que constater que l’essor de l’école a dû tenir compte des différents statuts du territoire.
Selon le Code noir ou Édit royal établi en mars 1685 et interdisant toute forme d’alphabétisation des esclaves dans la colonie esclavagiste, l’enseignement n’était permis que pour les enfants de colons. Ainsi, en Guyane, comme dans les différentes possessions d’Amérique, seuls les enfants de colons étaient scolarisés.
Puis la seconde abolition de l’esclavage en 1848 autorisa la scolarisation des enfants des Nègres affranchis à Cayenne et dans les bourgs ruraux du littoral. L’école telle qu’elle était conçue dans le contexte de la Guyane post-esclavagiste du XIXe et de la première partie du XXe siècle ne pouvait avoir d’autres ambitions que de former par un processus d’assimilation une bourgeoisie de couleur s’identifiant aux valeurs de la francité[1].
[1] Puren, L. (2014). In Léglise, I. & Migge, B. (Éds.), Pratiques et représentations linguistiques en Guyane : Regards croisés (p. 279-295).
Devenue département en 1946 et dotée de nouveaux moyens, la Guyane devait permettre un élargissement de la scolarisation primaire et secondaire. En effet, après 1945, l’école symbolisait un enjeu idéologique de taille dans les colonies. Les principales figures de la vie politique guyanaise étaient issues du monde enseignant. À l’instar de tous les autres territoires de l’empire, les enseignants en Guyane se répartissaient globalement en deux catégories administratives : d’un côté, les « cadres métropolitains », le plus souvent des Européens, du ministère de l’Éducation nationale détachés au ministère des Colonies, de l’autre, les « cadres locaux » de ce même ministère. Cela occasionnera, comme on s’en apercevra par la suite, la germination de la revendication autonomiste.
Enfin, la suppression du territoire de l’Inini en 1969 et la mise en place d’un système communal à l’intérieur et sur les fleuves de Guyane étendit la scolarisation à des enfants jusque-là écartés du « droit français ». Le passé colonial du territoire de Guyane a donc impacté la manière de penser les politiques éducatives. Nous allons voir que cela va obérer de façon durable son futur.
Maintenir l’ordre colonial et développer l’économie agricole:
le projet scolaire de la colonie au service du projet économique
L’abolition de l’esclavage en 1848 signifiait l’abandon de la violence physique, la reconnaissance du statut de citoyen de l’ancien esclave et donc la reconnaissance de sa dignité et ses droits. Mais pour garantir le respect de la propriété, le goût de l’effort par le désir de fonder une famille et d’élever ses enfants, il fallait mettre en place les conditions d’une rapide assimilation de la population libérée. Ce serait l’instruction par la scolarisation qui serait vectrice des valeurs en cours dans la mère patrie, seules garanties du maintien de l’ordre sur le territoire colonial.
Pour le gouvernement colonial, la politique scolaire demeure indissociable des relances de la culture de plantation. L’expérience d’Anne-Marie Javouhey, fondatrice de la congrégation des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny en est un bon exemple. Précurseure dans la scolarisation des enfants de couleur libres et d’esclaves depuis bien avant la seconde abolition, ces derniers restaient toutefois cantonnés à une éducation réduite qui leur permettrait d’exercer « librement » le métier d’exploitant agricole… dans la plantation qu’elle dirigeait d’une main ferme.
L’expérience scolaire de Mana a un impact sur la scolarisation en Guyane. Selon certains, l’exécution de travaux agricoles dans le cadre scolaire se doit d’être interprétée comme la volonté de maintenir le Noir « à sa place » c’est-à-dire aux champs, comme un salarié agricole sur une plantation. Nul doute que la hauteur des rémunération que percevaient ces Nègres nouvellement affranchis ne leur permettait pas de différencier leur ancienne condition servile de la nouvelle. Tous les manuels édités par le gouvernement de la métropole pour les écoles de la colonie, vantant et valorisant le « travail agricole », n’y pourront rien. Les anciens esclaves une fois affranchis n’auront de cesse que de s’éloigner des secteurs de plantations où leurs parents, leurs fratries et eux-mêmes avaient tant souffert. De là s’ensuivit une émigration massive de la population noire vers l’ouest.
Bien que l’éducation constitue ici un pauvre bienfait dans l’entreprise d’acculturation, malheureux héritage des Lumières, elle reste aussi un risque de déstabilisation sociétale si elle est utilisée pour revendiquer des droits, voire une indépendance. Dès lors, si l’État français affiche une volonté de scolariser les populations affranchies de Guyane, il faut que celte éducation se borne à des objectifs réduits et s’inscrive dans une dimension purement utilitaire, comme celle de former des travailleurs.
Seules les populations de l’intérieur échapperont à cette scolarisation souvent ressentie comme mal-traitante. Le Territoire de l’Inini, créé par décret en 1930, occupait la majeure partie de la colonie mais était vu comme terra incognita. Il ne comprenait pas d’école publique, et donc les populations amérindiennes et marronnes n’étaient pas soumises à l’obligation scolaire. Les enfants partaient souvent en internat religieux ou homes dès l’âge de 3 ans ou n’étaient simplement pas scolarisés.
C’est surtout à partir de 1949 que les Amérindiens de Guyane et notamment du littoral connurent une scolarisation parfois systématique dans le système des homes. Il s’agissait d’internats administrés par des ecclésiastiques qui, s’appuyant sur la législation française relative à « l’enfance abandonnée[2] », donnaient aux « recueillis temporaires », ainsi qu’étaient appelés les élèves, une éducation chrétienne en langue française. Ces internats administrés par des religieux(ses) incitaient les mères amérindiennes à scolariser leurs enfants en les leur confiant sous le statut d’orphelins, puisque ces institutions relevaient de la législation française relative à l’enfance abandonnée. C’était, là encore, L’idéologie d’une mission civilisatrice qui justifiait des pratiques éminemment brutales. Les enfants arrachés à leur environnement familial se retrouvaient en situation d’aliénation, d’acculturation et de fracture.
[2] Hurault, 1972:296
La suppression du Territoire de l’Inini et l’installation de communes nouvelles sur la rive française du Maroni eut un effet non négligeable : il faudrait disposer d’un nombre de citoyens français suffisant pour permettre l’exercice de la vie politique municipale de ces nouvelles communes. L’administration dut alors accélérer le recensement des populations pour accorder un état civil et la nationalité française. Cette procédure de francisation transforma alors des peuples dits « indépendants » en citoyens français, soumis sans distinction aux règles de l’état civil ainsi qu’aux droits et aux obligations attachés à cette existence. Or, ces populations étaient souvent éloignées des enjeux reliés à l’obtention de droits politiques. Un processus de francisation « forcée » qui fut parfois dénoncé en son temps.
Pour parvenir au double objectif d’assimilation citoyenne et de sédentarisation des communautés autochtones, les territoires devaient devenir des pôles d’attraction pour les populations. L’Église, le dispensaire de soins et, enfin, l’École en constitueraient les institutions motrices. Malgré un accueil de cette dernière plutôt favorable, les contenus pédagogiques et didactiques ou l’efficience globale de l’éducation républicaine sont restés davantage sujets à caution. Ancrée dans sa croyance en le modèle assimilationniste, l’École s’est enfermée dans un modèle monolingue d’enseignement peinant à prendre en compte les spécificités sociolinguistiques des enfants qui lui étaient confiés. Il faudra attendre les années 2010-2020 pour que, rarement d'abord, des intervenants interagissent en langue maternelle auprès des élèves…
De nos jours, c’est bien encore l’absence de prise en compte de l’histoire de Guyane et de ses spécificités qui est à souligner. Aujourd’hui, la scolarisation en Guyane reste encore marquée par ce passé.
- Aujourd’hui, l’Ouest guyanais reste un territoire peu attractif pour les enseignants expérimentés qui lui préfèrent la vie sur le centre-littoral.
- Aujourd’hui, les classes bilingues n’existent que pour la langue créole.
- Aujourd’hui, les collégiens des fleuves doivent rejoindre le littoral pour aller au lycée et doivent vivre en internat ou familles d’accueil. Une circulaire territoriale leur interdisait, il y a peu, de parler leur langue maternelle en présence de leurs « accueillants ».
- Aujourd’hui, l’absentéisme des élèves et le fort taux de décrochage scolaire démontrent que les politiques éducatives peinent à prendre la mesure des problématiques de la jeunesse guyanaise.
À suivre, donc : les décrocheurs, 2ème partie
OKwadjani
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