IMPOSER SA LANGUE, C'EST IMPOSER SA PENSÉE
19/11/2013
De lucides constats...
Source : L'Express, 2012
Claude Hagège est linguiste, professeur au Collège de France depuis 1998. En amoureux des langues, il défend la diversité et s'oppose fermement à la domination de l'anglais. J'entends déjà, en écrivant cela, s'avancer le train des protestations : combat d'arrière-garde pour vieux barbons grincheux, tout le monde sait que les langues s'enrichissent, comme elles l'ont toujours fait, d'apports exogènes, j'en entends même qui me taxent d'anti-américanisme primaire...
En 2012, Claude Hagège publie « Contre la pensée unique », aux Éditions Odile Jacob. Avec calme, avec ordre, il y énonce ses constats...
Je reproduis ici de larges extraits d'une interview, non, pardon, d'un entretien donné à L'Express : un avis éclairé, sans chauvinisme aucun mais exprimé avec lucidité sur des questions aussi prégnantes que : « Faut-il s'inquiéter de la suprématie de la langue anglaise ? et cette suprématie pourrait-elle signifier à terme, la dispartion des langues nationales devenues minoritaires » ?
Imposer sa langue, c'est imposer sa pensée ?
Loin des schémas habituels qui n'accordent qu'à des penseurs snobs et réactionnaires la vertu de défense de la diversité des langues, Claude Hagège définit ce combat, car c'est bien de cela qu'il s'agit, en termes d'émancipation : la langue du puissant contre la langue du faible, la langue de l'occupant contre celle de l'occupé, celle du colon contre celle du colonisé, etc. Une langue est un mode de pensée. Une langue qui véhicule des valeurs peut aussi dissimuler des éthiques nocives, propres parfois à soutenir une suprématie qui est loin d'être innocente.
Beaucoup de Français pensent que la langue française compte parmi les plus difficiles, et, pour cette raison, qu'elle serait « supérieure » aux autres. Est-ce vraiment le cas ?
Pas du tout. En premier lieu, il n'existe pas de langue supérieure. Le français ne s'est pas imposé au détriment du breton ou du gascon en raison de ses supposées qualités linguistiques, mais parce qu'il s'agissait de la langue du roi, puis de celle de la République. C'est toujours comme cela, d'ailleurs : un parler ne se développe jamais en raison de la richesse de son vocabulaire ou de la complexité de sa grammaire, mais parce que l'Etat qui l'utilise est puissant militairement -ce fut, entre autres choses, la colonisation- ou économiquement, et c'est la mondialisation-. En second lieu, le français est un idiome moins difficile que le russe, l'arabe, le géorgien, le peul ou, surtout, l'anglais.
L'anglais ? Mais tout le monde, ou presque, l'utilise!
Beaucoup parlent un anglais d'aéroport, ce qui est très différent ! Mais l'anglais des autochtones reste un idiome redoutable. Son orthographe, notamment, est terriblement ardue : songez que ce qui s'écrit "ou" se prononce, par exemple, de cinq manières différentes dans through, rough, bough, four et tour ! De plus, il s'agit d'une langue imprécise, qui rend d'autant moins acceptable sa prétention à l'universalité.
Imprécise ?
Parfaitement. Prenez la sécurité aérienne. Le 29 décembre 1972, un avion s'est écrasé en Floride. La tour de contrôle avait ordonné : "Turn left, right now", c'est-à-dire "Tournez à gauche, immédiatement !" Mais le pilote avait traduit "right now" par "à droite maintenant", ce qui a provoqué la catastrophe. Voyez la diplomatie, avec la version anglaise de la fameuse résolution 242 de l'ONU de 1967, qui recommande le "withdrawal of Israel armed forces from territories occupied in the recent conflict". Les pays arabes estiment qu'Israël doit se retirer des territoires occupés - sous-entendu : de tous. Tandis qu'Israël considère qu'il lui suffit de se retirer de territoires occupés, c'est-à-dire d'une partie d'entre eux seulement.
Est-ce une raison pour partir si violemment en guerre contre l'anglais ?
Je ne pars pas en guerre contre l'anglais. Je pars en guerre contre ceux qui prétendent faire de l'anglais une langue universelle, car cette domination risque d'entraîner la disparition d'autres idiomes. Je combattrais avec autant d' énergie le japonais, le chinois ou encore le français s'ils avaient la même ambition. Il se trouve que c'est aujourd'hui l'anglais qui menace les autres, puisque jamais, dans l'Histoire, une langue n'a été en usage dans une telle proportion sur les cinq continents.
En quoi est-ce gênant ? La rencontre des cultures n'est-elle pas toujours enrichissante ?
La rencontre des cultures, oui. Le problème est que la plupart des gens qui affirment "Il faut apprendre des langues étrangères" n'en apprennent qu'une : l'anglais. Ce qui fait peser une menace pour l'humanité tout entière.
À ce point ?
Seuls les gens mal informés pensent qu'une langue sert seulement à communiquer. Une langue constitue aussi une manière de penser, une façon de voir le monde, une culture. En hindi, par exemple, on utilise le même mot pour "hier" et "demain". Cela nous étonne, mais cette population distingue entre ce qui est - aujourd'hui - et ce qui n'est pas : hier et demain, selon cette conception, appartiennent à la même catégorie. Tout idiome qui disparaît représente une perte inestimable, au même titre qu'un monument ou une œuvre d'art.
Avec 27 pays dans l'Union européenne, n'est-il pas bien utile d'avoir l'anglais pour converser ? Nous dépensons des fortunes en traduction !
Cette idée est stupide ! La richesse de l'Europe réside précisément dans sa diversité. Comme le dit l'écrivain Umberto Eco, "la langue de l'Europe, c'est la traduction". Car la traduction -qui coûte moins cher qu'on ne le prétend- met en relief les différences entre les cultures, les exalte, permet de comprendre la richesse de l'autre.
Mais une langue commune est bien pratique quand on voyage. Et cela ne conduit en rien à éliminer les autres !
Détrompez-vous. Toute l'Histoire le montre : les idiomes des États dominants conduisent souvent à la disparition de ceux des États dominés. Le grec a englouti le phrygien. Le latin a tué l'ibère et le gaulois. À l'heure actuelle, 25 langues disparaissent chaque année ! Comprenez bien une chose : je ne me bats pas contre l'anglais ; je me bats pour la diversité. Un proverbe arménien résume merveilleusement ma pensée : "Autant tu connais de langues, autant de fois tu es un homme" .
Vous allez plus loin, en affirmant qu'une langue unique aboutirait à une « pensée unique »...
Ce point est fondamental. Il faut bien comprendre que la langue structure la pensée d'un individu. Certains croient qu'on peut promouvoir une pensée française en anglais : ils ont tort. Imposer sa langue, c'est aussi imposer sa manière de penser. Comme l'explique le grand mathématicien Laurent Lafforgue : ce n'est pas parce que l'école de mathématiques française est influente qu'elle peut encore publier en français ; c'est parce qu'elle publie en français qu'elle est puissante, car cela la conduit à emprunter des chemins de réflexion différents.
Vous estimez aussi que l'anglais est porteur d'une certaine idéologie néolibérale...
Oui. Et celle-ci menace de détruire nos cultures dans la mesure où elle est axée essentiellement sur le profit.
Je ne vous suis pas...
Prenez le débat sur l'exception culturelle. Les Américains ont voulu imposer l'idée selon laquelle un livre ou un film devaient être considérés comme n'importe quel objet commercial. Car eux ont compris qu'à côté de l'armée, de la diplomatie et du commerce il existe aussi une guerre culturelle. Un combat qu'ils entendent gagner à la fois pour des raisons nobles -les États-Unis ont toujours estimé que leurs valeurs sont universelles- et moins nobles : le formatage des esprits est le meilleur moyen d'écouler les produits américains. Songez que le cinéma représente leur poste d'exportation le plus important, bien avant les armes, l'aéronautique ou l'informatique ! D'où leur volonté d'imposer l'anglais comme langue mondiale. Même si l'on note depuis deux décennies un certain recul de leur influence.
Pour quelles raisons ?
D'abord, parce que les Américains ont connu une série d'échecs, en Irak et en Afghanistan, qui leur a fait prendre conscience que certaines guerres se perdaient aussi faute de compréhension des autres cultures. Ensuite, parce qu'Internet favorise la diversité : dans les dix dernières années, les langues qui ont connu la croissance la plus rapide sur la Toile sont l'arabe, le chinois, le portugais, l'espagnol et le français. Enfin, parce que les peuples se montrent attachés à leurs idiomes maternels et se révoltent peu à peu contre cette politique.
Pas en France, à vous lire... Vous vous en prenez même de manière violente aux élites vassalisées qui mèneraient un travail de sape contre le français.
Je maintiens. C'est d'ailleurs un invariant de l'Histoire. Le gaulois a disparu parce que les élites gauloises se sont empressées d'envoyer leurs enfants à l'école romaine. Tout comme les élites provinciales, plus tard, ont appris à leur progéniture le français au détriment des langues régionales. Les classes dominantes sont souvent les premières à adopter le parler de l'envahisseur. Elles font de même aujourd'hui avec l'anglais.
Comment l'expliquez-vous ?
En adoptant la langue de l'ennemi, elles espèrent en tirer parti sur le plan matériel, ou s'assimiler à lui pour bénéficier symboliquement de son prestige. La situation devient grave quand certains se convainquent de l'infériorité de leur propre culture. Or nous en sommes là. Dans certains milieux sensibles à la mode -la publicité, notamment, mais aussi, pardonnez-moi de vous le dire, le journalisme- on recourt aux anglicismes sans aucune raison. Pourquoi dire planning au lieu d'emploi du temps ? Coach au lieu d'entraîneur ? Lifestyle au lieu de mode de vie ? Challenge au lieu de défi ?
Pour se distinguer du peuple ?
Sans doute. Mais ceux qui s'adonnent à ces petits jeux se donnent l'illusion d'être modernes, alors qu'ils ne sont qu'américanisés. Et l'on en arrive à ce paradoxe : ce sont souvent les immigrés qui se disent les plus fiers de la culture française ! Il est vrai qu'eux se sont battus pour l'acquérir : ils en mesurent apparemment mieux la valeur que ceux qui se sont contentés d'en hériter.
Mais que dites-vous aux parents qui pensent bien faire en envoyant leurs enfants suivre un séjour linguistique en Angleterre ou aux Etats-Unis ?
Je leur réponds : Pourquoi pas la Russie ou l'Allemagne ? Ce sont des marchés porteurs et beaucoup moins concurrentiels, où vos enfants trouveront plus facilement de l'emploi.
Ne craignez-vous pas d'être taxé de ringardise, voire de pétainisme ?
Mais en quoi est-il ringard d'employer les mots de sa propre langue ? Et en quoi le fait de défendre la diversité devrait-il être assimilé à une idéologie fascisante ? Le français est à la base même de notre Révolution et de notre République !
La victoire de l'anglais est-elle irrémédiable ?
Pas du tout. Des mesures positives ont d'ailleurs déjà été prises : les quotas de musique française sur les radios et les télévisions, les aides au cinéma français, etc. Hélas, l'État ne joue pas toujours son rôle. Il complique l'accès au marché du travail des diplômés étrangers formés chez nous, il soutient insuffisamment la francophonie, il ferme des Alliances françaises... Les Chinois, eux, ont ouvert 1 100 instituts Confucius à travers le monde. Il y en a même un à Arras !
Si une seule mesure était à prendre, quelle serait-elle ?
Tout commence à l'école primaire, où il faut enseigner non pas une, mais deux langues vivantes. Car, si on n'en propose qu'une, tout le monde se ruera sur l'anglais et nous aggraverons le problème. En offrir deux, c'est s'ouvrir à la diversité.
Nicolas Sarkozy est coutumier des fautes de syntaxe : "On se demande c'est à quoi ça leur a servi..." ou encore "J'écoute, mais je tiens pas compte". Est-ce grave, de la part d'un chef d'État ?
Peut-être moins qu'on ne le croit. Regardez : il a relancé les ventes de La Princesse de Clèves depuis qu'il a critiqué ce livre de Mme de La Fayette ! Mais il est certain que de Gaulle et Mitterrand étaient plus cultivés et avaient un plus grand respect pour la langue.
Le français pourrait-il être le porte-étendard de la diversité culturelle dans le monde ?
J'en suis persuadé, car il dispose de tous les atouts d'une grande langue internationale. Par sa diffusion sur les cinq continents, par le prestige de sa culture, par son statut de langue officielle à l'ONU, à la Commission européenne ou aux Jeux olympiques. Et aussi par la voix singulière de la France. Songez qu'après le discours de M. de Villepin à l'ONU, s'opposant à la guerre en Irak, on a assisté à un afflux d'inscriptions dans les Alliances françaises.
N'est-il pas contradictoire de vouloir promouvoir le français à l'international et de laisser mourir les langues régionales?
Vous avez raison. On ne peut pas défendre la diversité dans le monde et l'uniformité en France ! Depuis peu, notre pays a commencé d'accorder aux langues régionales la reconnaissance qu'elles méritent. Mais il aura fallu attendre qu'elles soient moribondes et ne représentent plus aucun danger pour l'unité nationale.
Il est donc bien tard...
Il est bien tard, mais il n'est pas trop tard. Il faut augmenter les moyens qui sont consacrés à ces langues, les sauver, avant que l'on ne s'aperçoive que nous avons laissé sombrer l'une des grandes richesses culturelles de la France.
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