S... UN JEUNE HOMME SAAMAKA (6)
31/12/2013
« civilisé mais qui garde sa culture comme elle est »
La conservation des croyances et la régulation sociale
En forme d’avertissement :
- S..., je voudrais maintenant qu’on aborde ensemble un sujet qui va peut-être être difficile pour toi, mais, s’il y a une chose que tu n’as pas envie de me dire, tu ne me la dis pas, tu me dis simplement : « ça, je ne veux pas en parler ». Je sais que notamment la transmission de l’Histoire des temps anciens, des croyances, etc. c’est quelque chose qui regarde vos anciens et qui n’est pas facilement partagé avec d’autres, et notamment avec les bakra[1], ce que je comprends tout à fait. Ce que je vais te dire à présent, c’est que je souhaite que tu parles librement. Je souhaite également que tu saches bien que, dans mon esprit, il n’y a absolument aucun jugement. Je t’ai déjà dit, la dernière fois que nous avons travaillé ensemble, que pour moi, le but, c’est de mieux se connaître.
- Peux-tu me dire, à présent, de manière très large, à quoi vous croyez ? Aux religions des bakaa ? aux croyances anciennes, aux dieux ou aux esprits de la forêt ?...
- Pour commencer, il faut que tu saches que, chez nous, il y a des devins, des chamanes…
- Ce ne sont pas les mêmes, les devins et les chamanes ?
- Ça dépend. Le chamane, c’est plutôt celui qui aide, qui guérit les gens. Le devin, c’est… en fait ça peut être l’un, ça peut être l’autre.
- Si je comprends bien, le devin peut être chamane aussi, mais pas obligatoirement, c’est ça ?
- Voilà.
- Le chamane, c’est ce que les autres[2] appellent le busidatra[3] ?…
- Oui. Si tu as mal quelque part, il prend des feuilles, il prend ça, il prend ci… il te guérit tout de suite. Ce n’est pas quelque chose que j’ai entendu dire, ce sont des choses que j’ai vues avec mes yeux, quoi ? Et même dans ma famille, il y en a qui « font ça ». Donc je ne dirai pas que : « j’ai entendu dire que… mais je ne sais pas si c’est vrai… ». Non. Je sais que c’est vrai. Ce n’est pas une illusion, on ne m’a pas hypnotisé, je l’ai vu, avec mes yeux, donc pour moi, c’est vrai.
- Tu peux me donner un exemple ?
- Bon déjà, ça ne peut pas faire guérir du Sida (rire). Mais pour des maux de tête, pour un mal de dos, ils te font un petit massage bien… bizarre, là, avec des feuilles…
- Quand tu dis « bizarre », tu dis quoi ?
- (rire) Eh bien, en fait… je ne sais pas. C’est le chamane qui… c’est le docteur de la forêt (Cf. note 3)… Il utilise la forêt pour guérir les gens. C’est carrément « utiliser la forêt » ! Il connaît un peu tout, quoi. Il connaît ce qui peut guérir, ce qui peut… Pour faire du mal, c’est autre chose. On les appelle les wisiman. Ce sont les gens qui font du mal.
- C’est autorisé ?
- Bien sûr que non, ça n’est pas autorisé.
- Parce que j’ai entendu dire que le recours à la magie ou aux plantes pour faire du mal était complètement interdit, chez vous.
- Mais c’est interdit, hein.
- C’est interdit, mais…
- Il y a des gens qui le font. Il y a des gens qui vont voir un wisiman pour faire du mal à quelqu’un. Par exemple, une femme va faire ça… parce qu’une autre femme lui a « piqué » son mari. Ça arrive. Ce n’est pas quelque chose qui a disparu, et ça a des effets. C’est vraiment extraordinaire à voir. Demain, tu vas voir une femme handicapée… alors que la veille, elle était bien.
- Alors, on se dit…
- Et avant ça on a vu la femme entrer chez le wisiman, et le lendemain on voit celle-là… Oui. Ce sont des choses qui arrivent.
- Est-ce qu’il y a des esprits dans la forêt ?
- Oui. Je dois le dire, je crois qu’il y a des esprits qui se promènent dans la forêt. Là, encore ce n’est pas « on m’a dit », mais j’ai vu (Sandie parle à voix très basse). Et ce n’est pas qu’une seule fois. J’ai vu plusieurs fois. J’ai vu, avec mes yeux. Mais je ne le dis pas à tout le monde, non plus. Mais au fond je sais que ça existe. La première fois, je me suis dit : « Bof… peut-être que c’est une illusion ? Ce n’est pas possible… ». Le lendemain, même chose ! Tu vois, en disant cela (rire), j’ai la chair de poule… Mais pas parce que j’ai peur. Non, ça ne me fait pas peur, ça. J’ai… j’ai l’habitude. Et toujours, chez nous, toujours on a appris à ne pas avoir peur de ces choses-là. S’« ils » viennent pour te demander quelque chose, eh bien tu réponds, quoi. Où est-ce que tu vas aller, sinon ? Si tu essaies de courir « il » est plus rapide que toi… si je dois mourir, je vais mourir. Je préfère mourir avec fierté, quoi. Au lieu de courir bêtement. Ça sert à quoi ? Alors que c’est plus rapide que toi. Moi je préfère rester là, et qu’« il » me dise ce qu’« il » veut. Ce sont des choses qui arrivent. Les gens voient « des choses », alors ils ont peur et ils partent. Le lendemain matin, ils sont morts. Alors, on se dit : « il a vu ci, il a vu ça… ». En fait, tu sais, les esprits, il y en a des méchants, il y en a des bons. Et il faut prier pour ne pas tomber sur les méchants…
- Quand tu dis : « il faut prier pour ne pas tomber sur les méchants », c’est une expression, une façon de dire, ou est-ce que tu vas réellement prier, peut-être un autre esprit qui va venir te protéger ?
- Non. Ma croyance c’est Dieu.
- Tu crois en Dieu, donc.
- Voilà.
- Le dieu des chrétiens ?
- C’est le même dieu. Chacun à sa façon de…
- Chacun lui donne un nom différent, mais…
- C’est toujours le même.
- Celui qu’on appelle Gadu ?
- Gadu, voilà. Mais tu sais, chez nous, il y a de nombreuses différentes religions, mais Gadu, c’est toujours le même.
- Qui vous transmet la connaissance de ce dieu ? Est-ce que ce sont plutôt les anciens, est-ce que ce sont les parents ?
- Les parents et les anciens. Parce que les anciens sont là pour nous apprendre, pour nous montrer ce qu’il faut faire, et ne pas faire ; ce qu’il faut éviter de faire… Tout simplement parce qu’ils connaissent plus de choses, puisqu’ils sont plus âgés.
- Donc, ce sont les anciens qui « disent » la loi. C’est ça ?
- ?...[4]
- La loi de la communauté…
- Voilà. La loi pour chez nous. Mais plus dans ma famille.
- Mais, dans la communauté saamaka, ce sont les anciens qui disent la loi de la communauté…
- Voilà. La loi du village. Dans chaque village, il y a des règles différentes [spécifiques] qui s’appliquent.
- Et dans chaque village, il y a un…
- Un kabiten[5].
- Et ce kabiten, il est choisi comment ?
- Il est choisi par les villageois.
- Les villageois se réunissent…
- Oui, enfin… ce sont les anciens qui le désignent.
- Les hommes et les femmes ?
- Seulement les hommes.
- Et, lorsqu’un kabiten est choisi, c’est pour combien de temps ?
- Pour toute sa vie.
- On choisit un nouveau kabiten… quand le précédent est mort ?
- Voilà.
- Donc, si j’ai bien compris, c’est lui qui fixe les règles, qui dit ce qu’il faut faire et ne pas faire. Qu’est-ce qu’il se passe si quelqu’un ne respecte pas ces règles ?
- Il y a des conséquences. Si c’est un homme, on le prend, et il est frappé. Et s’il recommence, à chaque fois il prend des coups.
- Quelle que soit la gravité de la faute ? C’est toujours la même punition, ou bien cela dépend de l’importance de la faute ?
- Ça dépend. Ça peut aller jusqu’au bannissement. On va lui dire de partir.
- Oui ?
- Oui.
- Et c’est pour combien de temps ?
- Pour toujours. Si c’est vraiment un cas grave, c’est pour toujours, quoi. Mais je ne l’ai pas vécu réellement, jusqu’à maintenant. Parce que, dans notre village, il y a des policiers qui viennent aussi, parfois. Dans ce cas, un cas grave, on le dénonce à la police, et voilà.
- J’imagine qu’il y a différentes sortes de fautes. Par exemple, il y a celui qui va voler quelque chose à quelqu’un du village ; si j’ai bien compris, il va être puni dans le village, c’est le kabiten qui va gérer cela. Mais s’il commet un vol à l’extérieur, à la ville, c’est encore le rôle du kabiten ?...
- Non, non, normalement, il y a aussi une loi à respecter.
- Les deux lois, celle du village et celle du pays-France sont toutes deux à respecter ?
- Oui. Il y a une autre loi qui est « dans la ville », quoi. Tu vas voler dans la ville, ce sont les policiers qui te chopent… et tu restes là-bas. Et si c’est dans le village, et que c’est vraiment grave, c’est le kabiten qui décide. Soit il appelle les policiers qui t’emmènent et te gardent, soit il te punit au village, et puis voilà.
- Il peut donc décider de te remettre à la police du pays.
- Voilà.
- On revient un peu en arrière, si tu veux bien. Tout à l’heure je t’ai posé une question sur les interdits sexuels, ce que la femme a le droit de faire ou ne pas faire. Est-ce que ça, c’est l’autorité du kabiten qui va décider si la femme doit être punie ou bien ça regarde seulement la famille du mari ?
- Ça dépend… Parce que si on part plus loin, à la ville, c’est carrément plus grave, là. On lui rase la tête… c’est l’horreur, quoi. On lui rase la tête, on lui fait faire ci, on lui fait faire ça… En fait, on la malmène quoi. Mais, pour ce que je te disais, là, pour les villages voisins… là, ce sont les familles qui s’occupent d’elle, qui lui font faire ci ou ça… Mais si l’autre clan veut venir au village, alors c’est plutôt l’autre kabiten qui va venir voir celui du village, pour parler, voir ce qui ne va pas, pour essayer de négocier, quoi. Mais si on remonte dans le temps, sans accord, c’était la guerre (rire). Mais on n’a plus le droit de faire la guerre, parce qu’il y a une loi à respecter, alors on essaie de s’arranger. Avant qu’il y ait de grosses conneries de faites.
Je souhaitais interroger S..., ici, sur la transmission intergénérationnelle expliquant l’ancrage culturel des Saamaka dans leur milieu originel et leur adaptation au monde moderne, entre résistance et acceptation de nouvelles règles. Je n’ai guère obtenu d’éclairage satisfaisant de son côté. Piètre questionnement de ma part ou efficacité stratégique de contournement de la sienne ? Je dois reconnaître ce qui est de ma part et admirer ce qui est de la sienne.
Deux choses au moins sont à retenir, la coexistence au sein de la société Saamaka d’influences qui pourraient sembler antinomiques :
1. Les anciennes croyances (entre autres aux esprits… qui existent, puisque Sandie dit les avoir rencontrés) et la croyance en un dieu unique qui pourrait s’apparenter aux religions introduites par les missionnaires. L’intégration de cette croyance « importée » à leur théogonie originelle, sans l’altérer exagérément, est remarquable.
2. La coexistence – et parfois la coopération – entre la loi civile de l’État central et la loi coutumière, ainsi que nous l’a décrite S...
[1] Les blancs, et parfois par extension les créoles et toutes les populations « assimilées ».
[2] Les « autres » marrons : Ndjuka, Bonis, etc.
[3] Mot à mot : médecin de la forêt, médecin des plantes.
[4] S... pense sans doute, tout d’abord, que je veux parler de la loi « civile » qui fixe les règles aux citoyens d’un même pays.
[5] Ou kapiten, qui détient l’autorité de régulation des relations entre les villageois, et qui fixe également les règles d’observance des cultes rendus, aux ancêtres, notamment.
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