TEMBE : REPÈRES ESSENTIELS
31/01/2013
Des premiers temps (fosi ten) à nos jours
L'Histoire écrite et l'oralité ici s'accordent pour assurer que dès les tout-premiers temps de la Traite un refus viscéral de la soumission a explosé partout ou sévissait l'esclavage. On parle ici et là de petit et de grand Marronnage, de sabotages, de révoltes et de fuites éperdues dans la forêt. Ce sont les paroles des premiers temps, les récits du « Lowe ten » : histoires fertiles du Marronnage, sources de mille savoir-faire propres à ces temps anciens.
Puis il fallait recomposer, patiemment, de nouveaux modes relationnels, de nouveaux modes de communication. Jamais sans doute l'estime de soi n'a-t-elle autant été en danger que lors de ces situations extrêmes. Ces savoir-faire issus de la fuite, chargés de vigilance, appelaient chaque jour une nouvelle créativité. Et d'abord sans doute pour communiquer, passage obligatoire pour qui est entré en résistance...
Éloge de la marque
C'est le passage obligatoire de la résistance, l'appel à la solidarité et la reconnaissance de l'autre sur le chemin de la Liberté. Plus généralement c'est l'une des mille manifestations de la dignité humaine que tous les résistants du monde découvrent et inventent un jour.
Marques du secret, marques du combat. Premiers savoir-faire de la clandestinité. La trace des mouvements et des luttes de libération sur les murs des factories, dans la poussière des plantations. La Tradition orale nous dit que tout a commencé par quelques traits furtivement tracés sur le sol ; la marque du Marron en puissance qui prépare sa fuite en complicité ou organise déjà celle des autres. Signes de reconnaissance et déjà indications ; mises en garde ; invites ; messages codés, discrets, secrets, ritualisés.
Une trace, un signe, une marque, c'est-à-dire une information, reprise, répétée, amplifiée selon les modes et les urgences. Autant de formes, de figures auxquelles s'attachent les symboles de la connaissance, les allégories de la connivence, les signes de la fraternité. Autant d'images puissantes que suggèrent ces marques à qui sait les repérer, les reconnaître, les lire, les recevoir, les suivre.
Le tout premier savoir-faire du Marronnage est donc le faire-savoir.
Avant toutes choses, ce qui va devenir le Tembe (de ten, le temps et de membe, la conscience) constitue un langage. Le Tembe transmet, communique, raconte. Il montre, il indique. Il signifie au moins que l?information circule et que le message passe de regard en regard, se tournant vers une même direction, la liberté.
Teki i ten, da yu membe
pour comprendre, tu dois prendre ton temps
Le Tembe est information
Il est aussi instruction. Interactif, il suggère une attitude ou un comportement. On le reçoit plus qu’on ne le lit. Depuis les temps anciens, lorsque les supports précaires : bois, végétaux, parviennent jusqu’à nous, le Tembe est comme l’écho de paroles anciennes appelant toujours une identique attention aux signes, aux marques, aux traces. Il reste le faire savoir fidèle aux règles de l’Arcane : le double sens, le symbolique qui souvent frise l’occulte. La survie est à ce prix. Certes il a ses ésotérismes, cachés derrière des règles qu’il révèle en expérimentation : tout d’abord la rigueur, la droiture, la complémentarité des opposés, la conjonction des contraires qui dans la lutte impose l’égalité. L’égalité des hommes et des femmes, ensuite. Ces femmes qui, en marronnant, ont gagné leurs places cardinales dans la formation des sociétés nouvelles, sociétés matrilinéaires et matrifocales.
Des règles constituantes
Ces règles acceptées sont enseignées par l’exemple intergénérationnel comme autant de liens entre les groupes constituant les Marrons en Nations indépendantes et entreprenantes, qui se distinguent toujours à l’heure actuelle par la qualité de leur Tembe. Certains parmi ceux-ci ont évolué jusque dans des formes plus modernes comme le Ferfi Tembe (le Tembe peint). D’autres demeurant plus traditionnellement fidèles aux techniques de la sculpture, le Koti Tembe.
Ces règles sont celles des bâtisseurs, des passeurs que l’on retrouve intactes chez les piroguiers et constructeurs habiles d’habitations originales, de mobiliers traditionnels réalisés souvent sans aucun clou et de téméraires embarcations qu’ ils lancent toujours sur les grands fleuves du Marronnage. Règles sociales, règles architectoniques que le Tembe transmet donc de génération en génération, ce qui révèle des comportements que le Tembe suggère et que les symboles révèlent. Le « savoir communiquer » issu du Marronnage va très naturellement servir le relationnel quotidien. Aussi de nombreux objets de la vie de tous les jours vont être « marqués ». Revêtus de messages. De clins d’œil. Et d’abord d’égal à égal. Dans les jeux de la séduction de l’homme et de la femme. Dans les jeux de l’apparence. Dans les jeux de l’amour’
Le Tembe exprime enfin ce que le Marronnage à découvert de facto : le fruit réel de la liberté recouvrée, une récompense insoupçonnée : le goût du Beau. La nécessité du Moy. De la Grâce. Ainsi, « marki Tembe » (tracer), « koti » (couper), « brey » (tresser), « nay » (coudre) « koti-koti » (scarifier), « ferfi » (peindre).
Le Tembe s’assouplit en un geste tendre.
Libi makandri
Avec la paix, la liberté gagnée et le loisir, le Tembe se transmue en un Art. Un Art de vivre, ensemble « Libi makandri ». Un art social qui célèbre les rencontres, les partages, les désirs des uns et des autres. Libres et égaux. Un art populaire qui transforme les apparences, mais laisse apparaître les passions.
Le Tembe, chose impensable du temps de l’esclavage mais savoir-faire issu du marronnage, s’affirme révélateur du beau. Dès lors, la moindre calebasse, mata, cuillère, le moindre bangi, plat à vanner le riz, etc. deviennent le support banal d’un Tembe : un objet marqué, wan marki sani, un objet que l’on reçoit de l’autre et souvent fait pour soi. La femme est la grande destinatrice de ces objets qui participent de son univers quotidien et de son mouvement personnel. Chaque objet appuie chaque geste d’un message. Message de désir. Message de passion. Célébrant ici l’amour, ici la chance, parfois la fidélité et la liberté toujours.
Le Tembe est une éthique engendrant une esthétique. Voilà donc un grand savoir-faire issu du Marronnage. Le beau n’est pas donné.
Célébration du regard
Le Tembeman sait que l’essentiel réside dans le regard, bien au-delà des choses regardées. La beauté est ailleurs, c’est le résultat d’un comportement, d’une pensée. Le Tembe s’adresse à l’observateur caché dans l’homme et la femme. Ceux qui savent que le beau naît de la justesse d’un geste, de la rigueur d’une attitude, de la grâce d’un mouvement. Un comportement dont chacun hérite.
Bigi fu sama na a sikin, ma membe anga yu du
La grandeur de l’Homme n’est pas visible, c’est sa pensée qui la révèle.
Et d’ailleurs... Manieri bun moro moy : la qualité de l’intention l’emportera toujours sur l’apparence. C’est ainsi que la mode capillaire, le vêtement, autres formes populaire du Tembe comme la scarification à même la peau hier et la peinture aujourd’hui autorisent et produisent un véritable diagnostic esthétique du présent. Le Tembe témoigne de l’harmonie des choses de la vie. Il procure un visuel distinctif au « bien vivre », au « beau vivre ». Et du simple tressage de cheveux de la jeunesse (Brey wiri) aux avancées de pirogues (Boto ede) aux poutres maîtresses des cases traditionnelles (noko) jusqu’à la moindre des pagaies (pali) soulignant le mouvement, le Tembe réalise l’équilibre social dont le Marronnage a dessiné dans les premiers temps (et à jamais) les premières marques.
Pour les marrons d’aujourd’hui, il s’agit d’un ordre philosophico-esthétique quasi moral qui procède de l’alliance des Anciens avec leur sagesse (a fositen koni), avec la force de la résistance (a lowe ten krakti). C’est là un ordre qui implique un certain apprentissage, certains diraient même une initiation, une transmission parcimonieuse qui seule autoriserait - pour les meilleurs - la manipulation heureuse des symboles, signes et marques éternelles du Tembe nées dans les bois ou dans les mystères du Marronnage originel :
Sitali : l’étoile flamboyante, la connaissance ;
Kelewa : les entrelacs, la solidarité ;
Djerbi lobi : la mort et l’éternité ;
Kangi futu : l’alliance et la complémentarité ;
Tongo nanga tifi : la vigilance et le secret (car confiance n’exclut pas contrôle) ;
Mucho lolo : le danger et la prudence (car convergence n’est pas confusion) ;
Bosi : rencontres et échanges ;
Dry ati : humeurs et changements.
Le Tembe est le langage de l’expérience issu de l’usage rituélique et opératif de la règle, du compas et du couteau. C’est le langage des bâtisseurs, le langage des charpentiers. Il est un art total que seule l’expérience donne à connaître mais qu’une pure intention autorise à recevoir. Et quiconque regarde un Tembe, que se soit un objet ancien, parfois presque effacé, ou contemporain, éclatant de couleurs vives, reçoit un message : le monde à un sens et l’homme libre en est l’architecte. Un sens qui forme la relation à soi et à l’Autre et qui procure une émotion à chaque fois nouvelle. Cette émotion que procure l’alliance lumineuse de la force et de la beauté.
Ces peintures, un temps composées de pigments primitifs (pemba, roucou, noir de fumée…), à l’heure actuelle livrées à l’infini des possibilités de la palette, expriment-elles toujours l’intention du Tembeman, que l’on veut croire identique depuis les premiers temps du Marronnage, puisque cet art fait un flambeau de chaque objet portant un Tembe, une torche portée d’âge en âge qui éclaire toujours le chemin de la liberté.
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