UN « NOTRE-DAME DES LANDES » AU PÉROU ?
08/08/2017
Source : Isaline Bernard pour Reporterre
Photos : © Isaline Bernard/Reporterre
Le 3 février 2017, le président péruvien posait la première pierre du nouvel aéroport international de Cusco, dont l’ouverture est prévue pour 2021. Ce projet privilégie le tourisme de masse au détriment des modes de vie des populations autochtones et de leur environnement.
À 3.700 mètres d’altitude, la nature est souvent inhospitalière. C’est pourtant là, sur la plaine de Chinchero, entre montagnes sacrées et sites archéologiques incas, que le gouvernement péruvien a décidé de construire le nouvel aéroport international de Chinchero. Un projet que regrette Arcadio, chef de village Quechua : « La construction de l’aéroport anéantit nos habitudes et notre culture, mais il est très difficile de s’y opposer aujourd’hui. »
Longtemps reporté pour des raisons de faisabilité, le projet a été pensé dans les années 1970 afin de répondre aux attentes causées par le tourisme de masse et afin de développer l’économie de la région, centrée sur la belle ville de Cusco. C’est en plein cœur de cette ville que l’aéroport actuel achemine chaque jour une grande majorité des touristes venus admirer le célèbre site archéologique Machu Picchu. Avec près de 2 millions de passagers par an, l’aéroport serait devenu, selon les autorités péruviennes, trop petit et trop dangereux.
La nouvelle structure devrait voir le jour en 2021. Sur près de 357 hectares, le parc aéroportuaire comptera de nombreuses boutiques de luxe afin d’occuper les passagers, mais aussi de nombreux hôtels et routes. Ainsi, le gouvernement entend pouvoir « accueillir les vols internationaux, ce qui évitera aux touristes de passer par Lima, la capitale » et recevoir près de 5 millions de passagers par an. Destiné à réceptionner des avions du type Airbus 340, l’aéroport accueillera des visiteurs venus du monde entier profiter des sites archéologiques de Pisac, de Chinchero et de bien d’autres attractions touristiques. Le coût du projet est estimé à 658 millions de dollars.
« Les gens veulent ressembler à l’image qu’ils se font des Européens »
Mais qui le finance ? En 2014, l’État a lancé un appel d’offres afin de trouver l’entreprise qui exploitera les lieux. Vinci s’est empressé d’y répondre. C’est finalement le groupe argentino-péruvien Kuntur Wasi qui a emporté le contrat en proposant une note s’élevant à 265 millions de dollars. Composé de deux leaders latino-américains que sont Corporación América de Argentina et Andino Investment Holding de Perú, le groupe s’est avéré incapable de respecter le prix d’investissement, qui a aujourd’hui plus que doublé. Après de nombreuses discussions, la première pierre a finalement été posée le 3 février en présence du gouverneur de la région, Edwin Licuona, du ministre des Transports, Martín Viizcarra, et du président péruvien, Pedro Pablo Kuczynski.
Le projet est aujourd’hui bien avancé, mais de nombreuses communautés quéchuas vivent encore sur place. Au départ sceptiques à l’idée de devoir quitter leurs terres, les habitants se sont peu à peu faits à l’idée et ont accepté l’offre du gouvernement : 14,70 euros le mètre carré. Une somme dérisoire, que certains regrettent désormais. « Nous sommes évidemment contre ce projet afin de protéger nos cultures et notre façon de vivre. Mais beaucoup de gens ici préfèrent laisser leurs terres, qui ne rapportent rien, pour vivre du tourisme en ville, explique Arcadio à propos de sa communauté située près de la ville de Chinchero. Ici, les gens veulent ressembler à l’image qu’ils se font des Européens ; avoir de belles voitures, de l’argent et des écrans plats. »
Pourtant, il est assez rare que les retombées économiques du tourisme arrivent entre les mains des Péruviens. À Cusco, de nombreux restaurants et hôtels sont tenus par des étrangers. L’économie du tourisme profite aux groupes internationaux plus qu’aux Cuzquéniens. Près de son champ, Arcadio pointe du doigt la montagne : « Des Allemands viennent d’acheter le terrain, d’ici deux ans, les champs seront transformés en hôtel ».
Des conditions météorologiques parfois dévastatrices
Alors que le salaire moyen dans les communautés péruviennes avoisine les 300 euros par mois, la tentation d’améliorer la qualité de vie grâce au tourisme est forte. Et même si quelques communautés ont tenté de résister, leur mouvement s’est essoufflé. Des centaines de familles doivent aujourd’hui être relogées. Mais le gouvernement n’a toujours pas payé les communautés. Certains Quéchuas tentent de renégocier le prix de leurs terres. Selon Verónika Mendoza, membre du Congrès péruvien et opposante au projet, « cela va être difficile juridiquement de réclamer une consultation. J’ai bien peur qu’il ne soit trop tard ». Bientôt les communautés de Yanacona, Huaypo Grande, Umasbamba, Tangabamba ou encore Cupper ne seront sûrement plus que des noms d’hôtels.
Les terres de la région de Chinchero sont extrêmement fertiles.
L’Association des pilotes péruviens dénonçait dès 2012, l’absurdité d’un projet construit à 3.700 mètres d’altitude. « Selon les données topographiques, un tel aéroport mettrait en danger la vie des passagers et du personnel de bord. De plus, cela ne serait pas rentable pour les compagnies aériennes. » Selon Alberto Thorndike Elmore, membre de l’association, aucune entreprise n’a confirmé que des avions tels que ceux d’Airbus ou de Boeing pouvaient atterrir à cette altitude. Mais les nombreux communiqués émis par cette association d’experts n’ont pas été entendus. Depuis, le site internet de l’association a disparu, il est impossible d’entrer en contact avec l’un de ses membres.
L’altitude n’est pas le seul problème de cet aéroport. Les pilotes ont également pointé du doigt l’incohérence d’une construction sur un terrain proche de la forêt amazonienne et fragilisé par des cavités souterraines. Celles-ci vont devoir être rebouchées afin d’éviter tout éboulement à l’arrivée des avions de 400 à 500 tonnes.
Le Pérou est aussi connu pour ses conditions météorologiques parfois dévastatrices, comme cela a été le cas de janvier à avril 2017 (année où les effets dévastateurs d'El Niño se sont lourdement faits sentir, venant s'ajouter à l'influence du changement climatique, NdTémoin). Le pays a connu de fortes inondations fragilisant les sols et provoquant de nombreux glissements de terrain. Dans la région d’Urubamba, environ 2.000 touristes sont restés bloqués en 2010 au Machu Picchu à cause de ces glissements de terrain. Une situation qui risque de se répéter chaque saison des pluies et empirer avec l’assèchement des lacs, l’abandon de l’agriculture vivrière et les autres impacts écologiques induits par la réalisation d’un tel projet.
Les terres de la région de Chinchero sont extrêmement fertiles. Des centaines de familles y cultivent la pomme de terre depuis des siècles. Un savoir transmis de père en fils afin de nourrir les familles et de pratiquer le troc entre villages. Cette tradition a disparu et a été remplacée par les échanges monétaires. « Il est très difficile aujourd’hui d’échanger des biens grâce au troc. Plus personne ne veut se prêter au jeu, tout le monde préfère l’argent et donc le tourisme », se lamente Arcadio.
Car c’est le tourisme qu’espère développer le Pérou avec cet aéroport. Actuellement limité à 2.500 personnes par jour pour des raisons de conservation(1), le site archéologique inca Machu Picchu attire tous les touristes du pays. Et le Pérou aimerait franchir cette limite. Pourtant, l’Unesco a menacé de retirer le Machu Picchu de la liste du Patrimoine mondial, ce qui porterait un coup dur à la fréquentation du site en ternissant son image. Le gouvernement n’a pourtant pas pris au sérieux cette menace, puisque la construction a bel et bien commencé.
(1) En fait, le Témoin s'est rendu il y a peu au Machu Picchu. À la station hotelière d'Aguas Calientes, à partir de 6h30 le matin, une queue de plusieurs centaines de mètres s'engouffre sans discontinuer dans les autocars qui grimpent à 5 mn d'intervalle jusqu'au site inca. Pour redescendre, entre 1h30 et 2h00 de file sont indispensables pour prendre place dans un car, à moins de tenter la descente à pied. On peut évaluer à 5.000 le nombre de touristes accueillis ce jour-là sur le site classé censé n'en accueillir que la moitié.
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