Un Témoin en Guyane, écrivain - le blog officiel

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UNE MULE DE GUYANE... COMME TANT D'AUTRES

28/10/2022

 

 

Témoignage : un article paru dans Le Parisien

le 22 octobre 2022

 

 

Image1.jpg20 % de la cocaïne consommée en France transite par la Guyane, transportée jusqu’à Paris par des milliers de «mules», généralement des jeunes qui voient là un moyen rapide de gagner de l’argent.

Mario, un jeune Businenge tout juste majeur de Saint-Laurent-du-Maroni (Guyane), a accepté il y a quelques mois de transporter de la drogue entre Cayenne et Paris. Il a été pris à l'aéroport d'Orly.

    

Par Nicolas Jacquard, (texte) et Olivier Lejeune (photo), envoyés spéciaux du "Parisien" à Saint-Laurent du Maroni (Guyane)

Avec leur aimable autorisation

Un flot incessant de questions assaille Mario. Aussi vaste que l’estuaire du fleuve Maroni, auquel son regard reste arrimé comme à une bouée. 

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Six mois ont passé, et Mario est toujours perplexe : est-ce que ce serait d’avoir mangé des piments ? Ou alors parce qu’il a « baisé », comme il dit ? À bien y réfléchir, tout semble être allé de travers dès le départ. Une lente dégringolade symbolisée par ce bracelet électronique qui lui enserre la cheville gauche. La preuve que sa précieuse marchandise, 1245 g d’une poudre blanche quasi-pure, n’est jamais arrivée à bon port.

Il pensait avoir mis toutes les chances de son côté, à commencer par le bain traditionnel purificateur. Chez les Businenge, ce peuple de la forêt descendant des esclaves « marron » auquel appartient Mario, on pratique l’obia. En utilisant des herbes, l’obiaman, chef spirituel et religieux, est censé délivrer protection et invisibilité au produit transporté. « Avant tout, il faut y croire, résume Mario. Tout en respectant certaines règles… » Celles-là même dont il s’est affranchi. Sans compter ces signes qu’il n’a pas su ou voulu voir.

Au moment de prendre la route de l’aéroport, il s’est ainsi rendu compte que sa carte d’identité était restée dans la poche de son cousin. Le ventre déjà rempli par des dizaines d’ovules de cocaïne, Mario a dû faire un détour. « Je crois que ce sont les ancêtres qui ne voulaient pas que j’y aille, analyse-t-il. Ils ont tout fait pour me mettre des bâtons dans les roues. » À moins que l’obia n’ait pas été aussi performant que promis. En 2017, l’un d’eux, un Surinamais de 82 ans, avait été jugé pour avoir réalisé une quarantaine de bains à 1000 euros l’unité. Ses dons n’avaient pas empêché la saisie de 27 kg de cocaïne.

Peut-être la déveine de Mario a-t-elle aussi commencé bien avant, dans cette famille où seule sa mère handicapée tente de subvenir aux besoins de sept frères et une sœur. L’année de sa 3e, le garçon a commencé à sécher les cours. Il voulait intégrer une maison familiale et rurale (MFR). Il n’y avait plus de place. Il n’y en avait pas non plus pour qu’il puisse redoubler, alors il a arrêté l’école.

Fondée par les autorités coutumières, l’association Mama Bobi – le sein maternel dans la langue du fleuve – a tenté de lui forger les clés de son existence. Ce matin-là, pour accéder à son centre culturel, situé sur les berges à Saint-Laurent-du-Maroni, il faut d’abord contourner plusieurs véhicules de gendarmerie. Une violente bagarre a eu lieu, nécessitant l’intervention du Samu, comme souvent dans le « village chinois », entrelac de quelques rues bordées de maisons insalubres.

Image 3.jpgAu rez-de-chaussée, l’association donne des cours. À l’étage, une petite bibliothèque est riche d’enseignements sur le « marronnage », ces fuites historiques d’esclaves sur lesquelles s’est bâtie une véritable société. Un temps, c’est Mario qui a été chargé du classement des ouvrages. Avec ses premiers salaires, il a pu s’offrir une voiture, une chic Toyota noire dont il montre fièrement les photos sur son téléphone. Sa mère l’a prêtée à un ami, qui l’a détruite dans un accident.

Puis la copine de Mario est tombée enceinte. Il a fallu payer les frais, dont les échographies. L’adolescent, alors encore mineur, a « loué » 1200 euros, selon ses mots, qui sont devenus 2000 avec les intérêts. Son créancier a commencé à se montrer insistant. La solution s’est vite imposée, aussi évidente qu’elle l’est pour tous ceux – nombreux à Saint-Laurent – qui ont un criant besoin d’argent : « Un gars m’a proposé de faire la mule, se remémore Mario. J’ai réfléchi pendant deux semaines, J’étais pas sûr de moi. »

Il se renseigne. Pas besoin d’aller très loin. Son propre frère aîné a déjà fait le trajet. « La plupart des Guyanais connaissent personnellement quelqu’un qui a fait le voyage », constatait l’ex-sénateur Antoine Karam dans un rapport de 2020. « Dès la sortie du collège, certains adolescents veulent faire les mules, souligne un gendarme local. Il y a des listes d’attente, mais les trafiquants sont aussi actifs pour recruter les plus fragiles. » Ils sont nombreux dans ces bidonvilles que les institutions préfèrent pudiquement nommer « quartiers informels ». Idéalement, leurs casiers judiciaires doivent être immaculés, comme l’était celui de Mario.

«Capture.JPG Je me suis dit que je pourrais régler une fois pour toutes mes dettes », fantasme alors celui-ci, qui se jette à l’eau. Il a juste à traverser le fleuve. Sur 600 km de long, le Maroni sépare l’ouest de la Guyane du Suriname. Si aucun pont ne relie les deux territoires, cette frontière n’en est pas une, encore moins pour les Businenge, qui vivent sur une rive ou l’autre au gré de leurs envies. Une partie de la famille de Mario vit ainsi à Albina, la jumelle de Saint-Laurent côté Suriname. Toute la journée, moyennant deux euros, les pirogues, étroites et longues flèches de 18 m, relient les deux villes dans un vrombissement de moustique survolté.

 

Selon plusieurs sources, pas moins de dix tonnes de cocaïne sont actuellement stockées à Albina, attendant leur heure pour rejoindre la France métropolitaine. 2,2 millions de Français ont consommé de la cocaïne au moins une fois dans l’année, et l’on estime que 20 % des quantités sniffées ont transité par la Guyane et son unique aéroport international.

Capture.JPGSur les dix tonnes en attente, quatre se seraient accumulées en raison de la pandémie de Covid. Comme à la bourse, le cours du kilo varie quasi quotidiennement. Il était à 4500 euros mi-septembre, 4800 début octobre. On dit ici avec un brin d’inquiétude qu’il pourrait franchir la barre des 5000 euros d’ici à la fin de l’année. Cela reste loin des 35 000 euros au prix de gros en France, près de 100 000 euros au détail, une fois la drogue coupée.

Comme tous les autres, Mario n’a pas su quelle quantité lui avait été précisément remise. « 600 g », lui a-t-on dit. En vérité, il y en avait le double. On était en mai. Mario avait eu 18 ans trois semaines auparavant. L’âge de tous les possibles. Celui, aussi, de s’improviser trafiquant. « 70 % de ceux qui font ça, c’est à cause de problèmes d’argent, calcule-t-il. Après, il y a aussi la jalousie. On voit ceux qui ont réussi. Ils ont des maisons neuves, plein de filles autour d’eux et des chaînes en or ».

Mario, lui, se contente d’une boucle d’oreille en forme de crocodile Lacoste. Presque un aveu d’échec. Impasse Lamartine ou allée Jean-Paul Sartre, en revanche, les nouveaux parvenus du trafic s’exposent sans vergogne. Dans les modestes rues de Saint-Laurent, plombées par le soleil de la saison sèche, une poignée de Porsche Cayenne ou Mercedes passent tout sauf inaperçues, ne laissant que peu de doute sur l’origine de fortunes soudaines.

r10-7646.gifS’il n’y a pas d’âge, de genre ou d’origine sociale pour être « mule », il est une évidence qu’elles se recrutent largement parmi une jeunesse businenge paupérisée. Selon une étude menée en 2017 sur 515 mules jugées en comparution immédiate, 40 % avaient moins de 25 ans, et 60 % ne possédaient aucun diplôme. En Guyane, les deux tiers des 18-29 ans n’ont pas d’emploi, un taux qui augmente encore dans l’ouest du département. Alors, Saint-Laurent et ses 50 000 habitants ont trouvé des expédients. Un voyage rapporte entre 2000 et 7000 euros, « jusqu’à deux ans de RSA en 72 heures », pointe Joël Roy, chercheur et militant spécialiste des cultures « marronnes ». « Ils seront dépensés en vêtements à Paris, mais pas seulement, dévoile-t-il. Ils serviront à nourrir la famille, à acheter des fournitures scolaires pour les frères et sœurs plus jeunes ou à se procurer des tôles pour refaire le toit de la maison.

Un quasi-rituel de passage à l’âge adulte

D’après la maire de Saint-Laurent, Sophie Charles, citée dans le rapport du Sénat de 2020, 15 000 familles de sa commune vivent du trafic. Parfois, ce sont toutes les générations mère, grand-mère comprises – qui ont tenté l’aventure. Ici, tout le monde connaît Gérard Guillemot sous son surnom : Papa Gé. Cheville ouvrière de l’association Mama Bobi, il voit défiler depuis des années les mules, pour la plupart de jeunes majeurs en errance. Depuis 1976, il œuvre à leur transmettre leur propre culture, et tente de leur redonner à la fois un passé et un avenir. Lui voit dans ceux qui franchissent le cap un quasi-rituel de passage à l’âge adulte, mâtiné d’une revanche sur « l’homme blanc ». « Il y a le goût du risque, met-il en avant, et aussi cette idée, plus ou moins consciente, de se venger d’un système dont ils sont les laissés-pour-compte ».

Pour Mario, devenir mule a surtout été « une forme de suicide ». « J’étais dans une impasse. Si j’avais réfléchi aux conséquences, je n’y serais pas allé… » À Albina, on lui remet une paire de baskets aux semelles lestées de poudre. Il doit avaler le reste de la cocaïne, répartie dans des « ovules ». Jusqu’à récemment, ils étaient confectionnés à la main par des spécialistes, lesquels se fournissaient en rouleaux de cellophane chez les commerçants chinois, majoritaires ici. Les meilleurs « emballeurs » étaient réclamés. Le record local est de 134 ovules avalés. Si un seul est troué, ou qu’une occlusion provoque sa digestion, c’est la mort assurée. La drogue peut aussi être « insérée », par les garçons comme par les filles. Une femme a été repérée avec un « boudin » de 450 g qui faisait  comme une bosse à travers son legging.

 

 

Mario s’est contenté d’en avaler 75. Avant de se lancer, les mules en devenir s’essaient à gober des grains de raisins ou des knacki, trempés dans de l’huile pour ne pas s’arracher la gorge. Une fois la drogue ingérée, côté surinamais ou côté français, toute marche arrière est impossible. Les mules se gavent d’Immodium pour bloquer le transit intestinal. Il est temps de traverser la Guyane pour rejoindre l’aéroport Félix-Éboué, le plus souvent à bord des « taxis-co », ces Renault Trafic qui avalent à 140 km/h les 250 km entre Saint-Laurent à Cayenne.

 

La RN1 est l’unique axe routier. À mi-chemin, tous les véhicules doivent franchir le point de contrôle d’Iracoubo, véritable frontière intérieure tenue par les gendarmes à l’entrée d’un pont sur la rivière du même nom. La cahute bâchée a beau vibrer à chaque passage d’un poids lourd, les gendarmes mobiles qui la tiennent – ceux de l’escadron 24-2 de Bayonne – n’en restent pas moins efficaces.

« Certaines compagnies de taxis collectifs sont moins regardantes que d’autres sur les voyageurs qu’elles transportent… » euphémise le major en poste ce jour-là. Parfois, la drogue n’est pas ou mal dissimulée. D’autres fois, certains indices sont flagrants : présence de gel lubrifiant, d’antidiarrhéiques ou de laxatifs. 

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« Récemment, on a même fait un gars à moto, raconte le major. Il avait de la cocaïne sous la selle et dans son sac à dos ».

 

 

 

 

À Iracoubo, entre Saint-Laurent-du-Maroni et Cayenne, à un point de contrôle, les gendarmes arrêtent tous les véhicules. LP/Olivier Lejeune

Mis à part une attaque en règle des moustiques venus de la rivière voisine, rien n’est à signaler en ce début de soirée. Le gros du flux passe en milieu de journée, quelques heures avant que ne décollent les avions d’Air France ou d’Air Caraïbes, en fin d’après-midi. Les deux compagnies se partagent la liaison avec Paris, à raison d’un vol quotidien. Face à la demande, un second vol Air France a été récemment ajouté trois fois par semaine. Trente à cinquante mules prennent place sur chaque vol. Les tribunaux jaugent la quantité moyenne de cocaïne transportée à 1,9 kg par mule. Ce sont donc au bas mot 60 kg de drogue qui débarquent en France chaque fois qu’un avion atterrit à Orly depuis Cayenne.

Al-equipage-de-cabine-hotesse-de-l-air-sert-des-boissons-et-des-collations-a-des-passagers-d-un-trolley-panier-lors-d-un-vol-easyjet-bem8nk.jpgvant de rejoindre cette cohorte de « fourmis », Mario est lui aussi passé par Iracoubo. Un trajet qu’il a fait comme dans le brouillard. À l’aéroport, il a juste eu à présenter sa pièce d’identité. Tout le reste, billet compris, était géré par ses commanditaires. On l’a prévenu qu’une fois à Paris, quelqu’un l’appellerait pour lui dire quoi faire. « J’essayais de me détendre en écoutant de la musique, mais à l’intérieur de moi, j’étais en panique. » C’est la première fois qu’il prend l’avion, la première fois qu’il quitte la Guyane. À l’aller, les hôtesses identifient facilement ces petites mains : elles refusent les plateaux-repas, mutiques, regard fuyant. Au retour, le sourire est revenu...

 

 

Comme la plupart des mules, Mario a été incarcéré à Fresnes. Les premières semaines, il n’a pas quitté sa cellule, « pour éviter les problèmes ». Il a été libéré début septembre, et devra payer 5 000 euros d’amende douanière. « C’est un autre problème, s’agace Me Temin. Ces amendes enclenchent souvent le cercle vicieux de la récidive, obligeant les transporteurs à recommencer pour pouvoir s’en acquitter… » La plupart savent que, statistiquement, ils ont plus de chance de passer sans encombre que de se faire arrêter. Certains en sont ainsi à plusieurs dizaines de voyage. « Plus ça va, et plus ils se blindent », note Papa Gé.

Au fil de ces allers-retours, certaines « mules » prennent du galon, et deviennent intermédiaires. Sylvain est l’un d’eux. Sa nonchalance lui donne un faux air de Doc Gynéco. Ceux qui le connaissent préviennent qu’il ne faut pas s’y fier. « Il a recruté beaucoup de mules », dénonce un adulte qui l’a vu « grandir ». Plusieurs sont tombées lors du démantèlement d’un important réseau acheminant la drogue en région lilloise. « Tout le monde peut être mule, même vous… » nous glisse-t-il un sourire en coin. On n’est pas sûr d’avoir saisi. « Il se fera un plaisir de vous utiliser, vient préciser cette même connaissance. Voire de vous dénoncer si cela sert ses intérêts… »

Sylvain, qui travaille désormais chez Mama Bobi, a d'abord été une mule avant d'être intermédiaire, c'est-à-dire recruteur. Il cumule plus de 1000 jours de prison.

 

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Au-delà du recrutement, ces chefs de groupe peuvent aussi accompagner les mules dans leur voyage, sans transporter de drogue pour ne pas s’exposer eux-mêmes. Sylvain a déjà cumulé 1000 jours de prison. « Que voulez-vous, c’est pas tous les jours lundi », lâche-t-il, fataliste. « La vérité, quand vous êtes un jeune Guyanais, c’est que faire la mule est la chose la plus simple et la moins risquée à votre portée, décrit Papa Gé. Et si on en est là, ce n’est pas du fait de la jeunesse guyanaise, qui ne consomme pas de cocaïne, mais bien parce que la France a aujourd’hui un gros problème avec ce produit… »

 

Loin de ces considérations, Mario jette un regard désabusé sur ses propres ennuis, quand bien même personne n’est encore venu lui réclamer le montant de la marchandise perdue. « Tout ce que je veux pour l’instant, c’est me poser. Ce voyage a été le premier et j’espère le dernier. Mais si des fois je repartais, je veillerais à être mieux préparé. »

Le Témoin

 

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07/11/2022
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