LES MARRONS DE GUYANE FRANÇAISE, POPULATION EN EXIL ET DIEUX EN PÉRIL (3)
02/06/2014
Extr. mémoire de Mastère soutenu
par Maxime Thierry, mai 2014
Luku go luku kon yu sa feni san yu abi fanowdu
Viens voir, regarde et tu trouveras ce dont tu as besoin
Plusieurs vagues de migration ont, au cours des 130 dernières années, déplacé les Marrons de gré ou de force vers la Guyane française, sans pour autant jamais les couper complètement du Suriname. À cet effet le bassin du Maroni fait effet d'observatoire : malgré les frontières ce territoire n'appartient en propre ni au Suriname ni à la France, mais aux deux à la fois. Origine des fosi ten(« les premiers temps »religieux, mêmes organisations sociales coutumières sont pertinentes sur l'une et l'autre rive.
Il nous faut donc regarder du côté des causes de ces déplacements de populations. Maxime nous aide ici à comprendre (entre autres) les raisons -historiques- de la difficulté de gestion de la question frontalière entre Guyane française et Suriname.
Le Témoin
Les raisons de l'arrivée en Guyane française
Outre les Boni appelés également Aluku, installés sur la rive française du fleuve Lawa dès la fin du XVIIIe siècle, les premiers marrons entrèrent de manière durable en Guyane française avec la ruée vers l'or de 1880. Cadre de notre enquête, la ville frontalière de Saint-Laurent-du-Maroni située sur l'estuaire du même fleuve, va alors connaître un développement économique sans précédent et attirer toute une population en lien avec l'activité aurifère.
Des centaines d'immigrés antillais venus de Sainte-Lucie, de Martinique et de Guadeloupe vont en effet y transiter pour gagner les placers de l'intérieur de la Guyane. Entre 1880 et 1930, ce sont 20 000 antillais qui viennent tenter leur chance dans l'orpaillage et s'établir dans cet hinterland de la Guyane française où naîtra progressivement une véritable société créole au beau milieu du futur territoire de l'Inini (F. Piantoni 2009:70). Mais ne gagne pas l'intérieur des terres qui veut à cette époque où les seules voies d'accès sont les cours fluctuants et souvent tumultueux des fleuves. Si les séjours en ville des Marrons étaient jusque-là plutôt rares par crainte des bagnards en fuite et ne se justifiaient que par des ravitaillements en biens manufacturés (savon, poudre à fusil…), ils devinrent nettement plus fréquents avec l'explosion de l'économie de l'or de la fin du XIXe siècle qui leur offrit la possibilité de se faire embaucher comme transporteurs. Maîtrisant la topographie des voies navigables, ils s'affirmèrent comme d'habiles piroguiers indispensables au transport fluvial des hommes vers l'amont et les placers, et de l'or extrait vers l'aval.
Avec l'accord de leur Gaan Man , les Saamaka[1], originaires de la rivière Suriname dont la ville de Paramaribo se situe à l'embouchure, migrent massivement vers les fleuves Mana, Sinnamary et Kourou du centre de la colonie française voisine (F. Piantoni 2009 : 70). Les Ndjuka et Aluku investissent quant à eux le cours du Maroni[2] auquel ils sont habitués. Ces derniers bénéficient de l'avantage d'être considérés comme des sujets français et ce depuis le traité signé par les gouverneurs du Suriname et de Guyane française en 1860 à la conférence d'Albina reconnaissant leur indépendance et le Lawa, dans le Haut-Maroni, comme leur territoire. Incarnation de ce statut privilégié, le kapiten[3] Apatou sera l'un des premiers Aluku à tisser des liens avec les autorités françaises et sera un guide de choix pour le célèbre médecin-explorateur Jules Creveaux dans ses expéditions du plateau des Guyanes. Le cas du kapiten Apatou reste toutes fois exceptionnel car à Saint-Laurent-du-Maroni comme ailleurs en Guyane française, les marrons que l'on appelle Bosh (du hollandais Boshnegers signifiant littéralement nègres des bois), sont renvoyés à leur condition de primitifs aux yeux des citadins qui ne les côtoient que rarement […].
Aujourd'hui encore, à l'heure où l'acheminement en matériel d'orpaillage passe par voie aérienne, les marrons restent une référence dans Je transport fluvial de fret, au Suriname comme en Guyane française.
Au début du XXème siècle, on constate un certain épuisement des placers qui ramène progressivement la population d'orpailleurs vers le littoral. Se développe alors une industrie du bois offrant de nouveaux débouchés aux Marrons, grands connaisseurs des diverses et variées essences de la forêt (angélique, wacapou, grignon...) et de leur transformation, qui s'établissent à Saint-Laurent-du-Maroni en quartiers marrons, dans des maisons sur pilotis construites sur le modèle de celles des anciens bagnards annamites[4]. Mais c'est incontestablement la récente guerre civile du Suriname[5] qui fut décisive quant à l'arrivée massive et définitive de Marrons en Guyane française.
Ce qui au départ n'était qu'un simple conflit d'intérêt entre Desi Bouterse[6], alors chef du gouvernement militaire en place et Roni Brunswijk[7] , simple sergent dans l'armée régulière du Suriname et homme de main de ce dernier, prit vite la teneur d'une lutte ethnique entre factions de la population surinamienne. Les Marrons en firent particulièrement les frais avec les massacres de civils par l'armée régulière, notamment celui de Moiwana en 1986 où 39 personnes furent assassinées.
Dans son livre Saint-Laurent-du-Maroni : Une porte sur le fleuve, la sociologue Clémence Leobal (2013) relate les principales phases de l'accroissement démographique de la ville de l'ouest guyanais. Le quatrième chapitre traite de l'importante modification du paysage urbain des suites de la guerre civile du Suriname. On y trouve le témoignage du représentant des réfugiés exprimant à la délégation surinamaise à Cayenne en janvier 1987 son expérience à Moiwana
« Vers onze heures et demi, des soldats ou militaires de l'Armée nationale sont arrivés par un sentier de forêt de l'autre côté du village Alfonsdorp ; ils ont pris la direction d'Albina. Quand ils sont arrivés aux environs de Moiwana, la plupart des gens ont fui, surtout les hommes qui étaient souvent arrêtés pour être entendus. Les femmes, les enfants et les personnes âgées sont restés sur place, parce que les militaires ne les arrêtaient pas. Lorsque, vers minuit, nous sommes revenus pour voir s'ils étaient partis... Ce qui s'était passé pendant notre absence, nous n'en avons pas voulu croire nos yeux ! Tous ceux qui étaient restés étaient massacrés, au total, 35 personnes. Même un basia[8], qui était resté pour protéger les siens, avait été abattu. [...] Après avoir vu cette horreur, nous avons décidé de chercher un lieu plus protégé. Après maintes réflexions, nous avons conclu que la Guyane française était la place la plus sûre. Ceux qui avaient une voiture y entassèrent leur famille et filèrent. Ceux qui pensaient ne pas être en sécurité en voiture passèrent par la forêt. Bientôt, des hélicoptères arrivèrent pour tirer sur les conducteurs. Enfin, avec beaucoup de difficultés, nous sommes arrivés ici en Guyane, où il est permis de vivre en sécurité ».
La même année, la destruction des deux villes surinamiennes de Moengo et dAlbina par l'armée de Bouterse à la recherche de Brunswijk vint clore ce véritable processus d'intimidation de toute la population marronne et précipita près de 10 000 personnes vers l'agglomération de la ville frontalière française. 7 000 marrons furent placés à Saint-Laurent du Maroni et ses environs dans des camps gardés par des légionnaires en attendant que les combats ne s'achèvent. Cette solution au départ provisoire aura finalement duré 6 ans.
La situation politique plus stable en Guyane et le manque de confiance dans le nouveau régime qui avait détruit leurs lieux de culte[9], pris leurs terres et leurs villages, firent que beaucoup de réfugiés ne retournèrent pas au Suriname une fois la guerre terminée. En quelques années, l'agglomération de Saint-Laurent-du-Maroni doubla sa population et devint donc la principale ville marronne de tout le plateau des Guyanes. Dans cette zone de migration autrefois temporaire, à présent permanente où l'équilibre démographique fut bouleversé, les Marrons ont maintenu une très forte identité culturelle par leurs pratiques rituelles et thérapeutiques.
À suivre : une religion afro-américaine, un fonds métaphysique africain
[1] Chef politique et spirituel d'une ethnie marronne.
[2] Fleuve frontalier séparant Saint-Laurent-du-Maroni d'Albina au Suriname. Il est le territoire traditionnel des Aluku et des Paamaka.
[4] On appelait Annamites les populations originaires du protectorat français d'Annam (de 1883 à
1945), aujourd'hui Viêt-Nam.
[6] Président de la République du Suriname depuis le 12 août 2010. Actuellement sous le coup d'un
mandat d'arrêt international.
[9] Clémence Leobal insiste sur le dédain et le mépris éprouvé à l'égard de la culture marronne et
évoque la destruction du temple voué à la divinité Gann Gadu à Moengo.
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