JOËL ROY, AUTEUR DE « VARIATIONS SUR UN THÈME DÉTESTABLE », RÉPOND...
30/10/2013
...aux questions d'e-karbé
Avec Variations sur un thème détestable, paru aux éditions L'Harmattan (collection Lettres des Caraïbes), Joël Roy retrace l'histoire de femmes qui doivent lutter, fuir et faire des choix cruels pour leur survie et celles de leurs enfants. Il part d'un épisode historique qui concerne les deux Guyanes, situées de part et d'autre du Maroni, pour dépeindre le combat de ces femmes. Au travers du parcours de quatre générations de femmes, Joël Roy expose, entre autres, « le jeu de l'amour et de la mort, la menace émanant d'un presque-semblable-à-soi, l'attachement puis la fuite... ».
Joël Roy, auteur, également chercheur et militant associatif, a accepté pour e-Karbé d'évoquer son dernier roman*.
* Il y a eu d'autres publications depuis
e-Karbé : Quel est le « thème détestable » sur lequel se jouent les variations du titre que vous avez choisi ?
Joël Roy : Vous savez, dans la forme musicale « Variations sur un thème », le thème est tout d'abord présenté, puis re-présenté sous divers aspects : transformé, renversé, varié mélodiquement, varié rythmiquement, etc.
Si l'on devait définir précisément le thème de mon récit, il serait ardu d'en donner un instantané. Non, ici, ce sont plutôt les variations elles-mêmes qui vont l'identifier : le jeu de l'amour et de la mort, la menace émanant d'un presque-semblable-à-soi, l'attachement puis la fuite, la transformation des sentiments (de l'amour à la peur, de la peur au détachement ou de la peur à la haine...), tout cela nous renvoie à ce thème commun : la recherche de sa propre vraie place dans le monde. Mais par la faute de combattants en recherche de pouvoir, les femmes de mon roman voient sans cesse leur place mise en cause et doivent, pour survivre et protéger leurs enfants, fuir, fuir vers un ailleurs qui sera inévitablement remis un jour en question. N'oublions pas que les noirs marrons vivent au sein de sociétés matrilinéaires. À ce titre, les femmes possèdent la décision du choix de la terre du clan et la garantie de pérennité du lignage. Celles que je présente voient ce droit bafoué par l'inhumanité de certains, mus par des enjeux auxquels elles sont étrangères. Elles se voient dès lors contraintes à quitter la terre sur laquelle elles se sont installées ; elles doivent partir en emmenant leurs enfants, les associant pour le coup à la même prise de risque. Tout cela, c'est détestable.
e-Karbé : Pourquoi vous avez choisi de situer votre histoire dans la période mouvementée de la fin du XXe siècle et surtout de l?aborder au travers de la vision de quatre femmes ? Y a-t-il d?ailleurs quelque chose de piquant à situer votre récit dans une période de soulèvement (affaire d?hommes ?) et à mettre en lumière le combat singulier de ces femmes ?
Joël Roy : De tout temps, les populations les plus démunies, les plus déshéritées ont toujours subi les « dommages collatéraux », pour prendre une terminologie encore récente, des conflits entre ceux qui détiennent le pouvoir, la richesse, et ceux qui luttent pour les obtenir. Les plus fragiles ont toujours payé, et paient encore de nos jours, le prix fort à la barbarie des puissants. Les peuples dominants oppriment les dominés, les riches oppriment les pauvres, les « civilisés » oppriment les « sauvages », les hommes oppriment les femmes, voire les enfants? Le viol est de fait, encore de nos jours, utilisé en certains points de la planète, comme arme de guerre !
Chacun, en fait, se défie de l'Autre. Je ne trouve rien de « piquant » à situer mon récit à cette époque, ni en ces régions. Il s'agit, en utilisant l'empathie que le lecteur pourra développer envers ces personnages, de l'amener à se mettre en état de « veille sociale », en gardant en tête l'idée que... attention ! La barbarie, le rejet de l'autre, l'utilisation de la violence comme moyen de pression ne sont pas l'apanage d'autres temps, anciens ou très anciens, mais qu'Eros et Thanatos sont tapis au creux de chacun d'entre nous et que la vigilance est toujours de mise.
e-Karbé : Dans votre roman, des femmes de quatre générations occupent le premier plan et « luttent contre la brutalité des hommes ». Pouvons-nous y voir un parallèle à faire avec l'environnement que vous connaissez aujourd'hui, en Guyane comme au Suriname ?
Joël Roy : Dans votre précédente question, vous évoquiez le point de vue des femmes en le mettant en perspective avec « l'affaire d'hommes ». Bien au-delà de cette dualité hommes-femmes, il s'est agi pour moi d'évoquer une dialectique assaillant-assailli, ou plutôt dominant-dominé, le propre du dominé étant de n'avoir pas accès à la parole, à l'expression. Il subit sans pouvoir se défendre, il n'a pour unique protection que sa propre capacité de résilience.
Quant au parallèle à faire avec l'environnement sociologique actuel, il suffira de regarder la composition des institutions locales, celle de la fonction publique territoriale, placées les unes et les autres sous le regard de l'État centralisé, pour voir que le pouvoir réside entre les seules mains d'une seule catégorie de personnes, certes le plus important numériquement de tous les groupes sociaux présents en Guyane. Le problème n'est pas tant dans la représentation très majoritaire ? voire omniprésente ? d'un groupe que dans la confiscation de la parole des autres. Si l'on enlève 10% de résidents qui sont d'origine métropolitaine et de passage, il reste une moitié de la population qui n'a pas accès à l'emploi pérenne, aux décisions institutionnelles, et parfois n'a pas la même qualité d'accueil au sein des services publics comme l'éducation, du fait d'un habitat dispersé et de l'indigence et du prix des transports par exemple. On peut donc dire qu'une partie importante de la population de Guyane est en situation de relégation. En Guyane, au Suriname comme en d'autres régions du monde, les dominants seuls ont la capacité de se faire entendre. Présenter ces femmes, dans mon roman, était pour moi l'occasion de faire entendre leur voix, de donner la parole non pas seulement à des femmes, mais à des êtres humains qui en sont habituellement privés.
e-Karbé : Dans le cadre de votre engagement associatif, vous êtes confronté à des problématiques liées aux relations interculturelles. Dans quelle mesure ont-elles pu vous inspirer pour votre travail d'écriture ?
Joël Roy : Vous savez, tout se tient. Le chemin de mon inspiration est tracé transversalement par rapport aux différentes questions que vous énoncez. Dans un essai que j'ai écrit, intitulé « Un témoin en Guyane », je considère historiquement tous les essais de peuplement de la Guyane depuis l'installation des premiers colons européens au XVIe siècle (à cette époque seuls les Amérindiens peuplaient cette terre, depuis au moins 6 000 ans), sans oublier la tragique expédition de Kourou en 1763 et jusqu'aux vagues contemporaines d'immigration, liées ou non à l'orpaillage. Il est important de remarquer que, pendant trois siècles, les installations coloniales ont été l'objet de politiques volontaristes des différents pouvoirs centraux monarchiques. En 1855, quelques années seulement après la seconde abolition de l'esclavage, de l'or est découvert en quantité suffisante pour déclencher un véritable « gold rush », à l'image de ce qu'il se passe au même moment en Amérique du Nord. Ce sont alors des vagues successives de prospecteurs qui arrivent de la Caraïbe, des Antilles mais aussi de Sainte-Lucie. Après les installations de colons, l'esclavage, la chute économique des habitations souvent abandonnées faute de main d'œuvre servile, ce sont désormais des immigrants pauvres qui arrivent pour orpailler, la tête pleine du « rêve guyanais ». De nos jours, ce phénomène ne s'est pas arrêté, il s'accentue même avec l'arrivée des Surinamais et des Brésiliens, attirés par l'idée fausse d'un Eldorado qui n'existe que pour quelques têtes de réseaux de type maffieux. Les esclaves libérés, de leur côté, tout en rejetant ce qui pouvait leur rappeler leur ancienne situation servile, se sont érigés dès le tournant XIXème-XXème siècles en une bourgeoisie créole prenant le pays en main.
Pardon d'avoir été si long, mais je pense que c'est dans l'Histoire qu'il faut chercher d'une part l'explication de la présence d'une telle diversité socio-ethnique, mais de l'autre, en raison d'un pouvoir central toujours pressant et astreignant, l'origine d'antagonismes qui sont loin d'avoir toujours existé, même s'ils semblent parfois profondément ancrés.
e-Karbé : Dans l'avant-propos de votre roman, vous évoquez la diversité socio-ethnique guyanaise qui, « entre antagonismes séculaires et recherche d'un futur commun qui reste à atteindre, se prêtait le mieux du monde » à votre essai d'écriture. Pourquoi ?
Joël Roy : Il est bien évident que tout pouvoir a intérêt à entretenir un certain niveau de ressentiment d'un groupe social contre un autre pour se maintenir. En raccourci, c'est le « diviser pour mieux régner », selon une phrase attribuée à Machiavel. Mais attention : trop de ressentiment menacerait la paix sociale, l'équilibre. Par contre, sans ressentiment les uns contre les autres, les citoyens ne vont-ils pas se mettre à réfléchir par-delà leurs divergences de vues, par-delà leurs différences ? Il y a là un réel danger pour un pouvoir éloigné qui voit dans la Guyane surtout une vitrine nationale de l'ingénierie spatiale... et un apport substantiel dans son calcul de croissance, et danger également pour une classe locale aisée qui tient à ses prérogatives et qui pourrait avoir la tentation de filtrer l'information remontée à ce pouvoir aussi central qu'il est éloigné. Vous voyez donc que la recherche de ce futur commun qui fera un peuple de ce qui n'est encore qu'un ensemble de communautés vivant sur un même territoire est loin d'être achevée?
e-Karbé : Dans sa préface, Janine Garrisson explique que « Joël Roy ne peut ni ne veut s'enfuir ; le Maroni ne sera jamais son chemin vers la métropole ». Pourquoi êtes-vous autant attaché à la Guyane ?
Joël Roy : Pourquoi est-on attaché à une terre ? Pourquoi s'attache-t-on à une terre, pourquoi s'y ancre-t-on ? Vous savez, la Guyane n'a pas de lagons bleus, peu de structures hôtelières... C'est autre chose. La forêt ne se livre pas d'emblée, ses populations non plus. Le fleuve peut parfois inquiéter le rare touriste avant le passage d'un saut, tout comme le peu de chaleur apparente dans l'accueil des gens de la forêt ou du fleuve. Bref, celui qui reste à la surface des choses finit par quitter la Guyane. J'ignore quel sera mon avenir, mais depuis des années je vis et travaille en Guyane, je suis Guyanais au titre de celui qui vit sur un territoire qu'il a choisi et qu'il aime, au titre également de celui qui essaie d'apporter sa pierre au développement du pays. Cet ancrage, c'est aux personnes qui m'ont accueilli que je le dois, je ne saurai jamais les en remercier suffisamment. Bien sûr, cela ne s'est pas fait rapidement. Lorsque je suis arrivé, j'étais « un Blanc », qui recevait parfois des manifestations de méfiance, voire d'hostilité. Ce que je peux comprendre, car nous avons en commun un passé encore lourd de contentieux non résolus. Petit à petit, au fil des mois, la confiance s'est installée, parfois associée à de l'amitié. C'est pour moi un réel cadeau que de pouvoir me rendre dans un carbet habité par une famille qui va me placer d'emblée un bol de blaff ou un morceau de pastèque devant moi. Un autre cadeau est celui dont me gratifie parfois un « ancien » : un morceau de l'histoire de son peuple, bien que cela soit en général réservé aux seuls hommes dignes de confiance du village. En déliant la langue, sans dévoyer ni trahir la confiance, je tiens à travers mes écrits à restituer ces condensés de cultures peut-être destinées, à terme, à disparaître.
Comme le dit Madame Garrisson dans sa magnifique préface, « le Maroni ne sera jamais [mon] chemin vers la métropole ». C'est pour moi, au contraire, un layon ouvert sur une infinité de rencontres.
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