LANGUES EN GUYANE (1)
05/12/2012
Pas de victoire pour le moment,
le combat est en cours...
Ouvrons aujourd'hui un dossier sur les relations difficiles entre les langues maternelles (parfois dites « premières ») et l'école.
La langue française est définie « Langue de la République » dans la constitution depuis 1992 seulement. La « langue du colon » tend à s'imposer durablement dans les territoires de la République, quand bien même seraient-ils parmi les plus éloignés de l'Etat central et la culture de ces populations aux antipodes du fonctionnement "à l'occidentale" voulu par la politique d'assimilation mise en place avec la départementalisation.
Quelques centaines de Wayana, de Wayampi, quelques milliers de Galibi mettraient-ils donc en danger la culture occidentale ?
Cela ne serait pas sans rappeler d'autres combats menés en ce moment même par d'autres minorités que l'on accuse de vouloir casser les fondements de cette bonne société dominante mais visiblement pas encore bien libérée du joug des églises...
Francesc Queixalos est ethnolinguiste, actuellement chercheur au Centre d'études des langues indigènes d'Amérique du SEDYL (CNRS, IRD, INALCO, Université de ParisVII) et directeur de recherche de première classe au Centre national de la recherche scientifique. Il est titulaire d'un Doctorat d'Etat en Lettres et Sciences Humaines, Université de Paris IV, 1995 et d'un Doctorat de Troisième Cycle en Linguistique, Université de Paris IV, 1980. Pendant deux décennies il a séjourné et parcouru la région de l'Orénoque. C'est ainsi qu'il est devenu expert dans la connaissance de diverses langues autochtones, notamment le Sikuani. il a publié cet article voici quelques années.
...Votre témoin préféré se met peut-être en délicatesse avec la notion de propriété intellectuelle en reproduisant cet article, mais il est d'une grande clarté et d'une actualité étonnante. Je ne saurais trop vous recommander de ne pas surfer idiots et d'aller voir les travaux de Francesc Quexalos, certains très spécialisés et pointus, d'autres très accesssibles, notamment sur les relations entre les langues minoritaires et les sociétés dominantes.
Petit rappel géopolitique et historique
Le pays
Dernier territoire continental américain sous souveraineté européenne, la Guyane française couvre 90.909 km² de forêt tropicale sur la côte atlantique nord de l'Amérique du Sud. Elle a pour voisin occidental le Suriname (ex-Guyane hollandaise, indépendant depuis 1975), dont la sépare le fleuve Maroni. A l'est, au-delà du fleuve Oyapock, s'étend le Brésil. Au sud, aussi, le Brésil : il commence à la naissance des tributaires de l'Amazone. La Guyane a le statut de département français d'Outre-Mer et de région ultrapériphérique de l'Union européenne. Sa population est de 175.000 habitants, dont 90% vivent sur le littoral. La langue officielle y est le français.
L'histoire
En 1612 les Français fondent Saint Louis, sur la côte de l'actuel Etat brésilien du Maranhão. Les Portugais les en chassent huit ans plus tard. Quelques colons en déroute s'installent vers 1633 sur le territoire qui deviendra la Guyane. En 1700 la France et le Portugal s'accordent sur l'Amazone comme limite entre leurs possessions, mais à Utrecht, 1713, c?est l'Oyapock qui prévaudra. L'économie de la colonie, intimement liée à la main d'œuvre esclave, repose sur la canne à sucre et quelques autres productions agricoles. Les Anglais tiennent le pays de 1809 à 1817 par suite des guerres napoléoniennes. Après l'abolition de l?esclavage en 1848 les colons blancs disparaissent. La Guyane devient terre de déportation, avec le bagne qui fonctionne de 1852 à 1945. Elle connaît un premier cycle de l'or, à cheval sur les XIXè et XXè siècles. Au long de son histoire coloniale on assiste à une succession d?initiatives officielles visant son peuplement et se traduisant invariablement par des échecs. Le statut de département lui est conféré en 1946, et en vertu de ce statut elle est en principe soumise à la même législation que le territoire européen de la France. Les mouvements indépendantistes des années soixante-dix s'estompent en laissant plus de traces dans les esprits que dans l'évolution politique réelle du pays.
La population
La société guyanaise est un puzzle de groupes humains aux origines, cultures et langues multiples. Les estimations les plus récentes[1] font état de :
- 50.000 Créoles (descendants des esclaves libérés lors de l'abolition; en régression démographique relative) ;
- 30.000 Haïtiens (immigrants) ;
- 18.000 (ou plus) Brésiliens (immigrants) ;
- 10.000 Businenge (descendants d?esclaves autolibérés, en provenance du Suriname) :
- 8.000 Amérindiens, on distingue six peuples :
- les Kali'na[4], environ 2 000[5], localisés sur le littoral occidental; également présents aux Venezuela, Guyana, Suriname, Brésil ;
- les Wayana, environ 1.000 ; localisés sur le haut Maroni ; également présents au Suriname et au Brésil ;
- les Wayãpi, environ 500 ; localisés sur le haut Oyapock ; également présents au Brésil;
- les Palikur, environ 500 ; localisés sur le littoral central et le bas Oyapock ; également présents au Brésil ;
- les Arawak, environ 350[6] ; localisés sur le bas Maroni et le littoral central ; également présents aux Venezuela, Guyana, Suriname ;
- les Émérillon, plus de 400[7] ; localisés sur les hauts Maroni et Oyapock ; le seul peuple amérindien exclusivement guyanais.
- quelques familles Aparai (peuple du Brésil) ont récemment été signalées dans les communautés Wayana, ainsi que quelques individus Akuriyo et Tiriyo (peuples du Suriname et du Brésil) parmi les Émérillon du haut Maroni et les Wayana ;
- 7.000 Antillais (immigrants, originaires des Antilles françaises surtout) ;
- 6.000 Chinois (immigrants) ;
- 5.000 Guyaniens (immigrants du Guyana, ex-Guyane anglaise) ;
- 4.000 Surinamiens (immigrants)[2] ;
- 1.400 Hmongs (immigrants).
Les langues
Les langues nées hors de l'Amérique sont le français, utilisé dans l'éducation, l'administration, les media; le portugais, parlé par la communauté brésilienne ; l'espagnol, langue de communautés hispano-américaines, les plus visibles étant celles des Dominicains et des Péruviens; l'anglais des migrants venus du Guyana et des Antilles anglophones[8] ; le chinois (hakka, cantonais, minnan), dont les premiers locuteurs sont arrivés pendant la deuxième moitié du XIXè siècle (le flux migratoire chinois n'est pas tari aujourd'hui); le vietnamien, le lao et le hmong, présents en Guyane surtout depuis les guerres récentes dans le sud-est asiatique.
Je m'attarderai un peu plus sur les créoles. L'existence de ces langues est une des conséquences de la traite d'esclaves africains vers les Amériques pendant la période coloniale. Dans la région qui nous occupe la présence de populations descendantes des Africains connaît deux histoires, qui divergent à partir de certaines charnières chronologiques.
Ces charnières sont les points où des groupes humains esclaves se libèrent, aux XVIIè et XVIIIè siècles, en fuyant les plantations et en fondant des sociétés indépendantes dans l'arrière-pays. Ces populations nées du marronnage, que génériquement on appelle Businenge (du néerlandais bos neger) ou Noirs Marrons, ont surgi en Guyane hollandaise.
Certaines sont présentes en Guyane française depuis plus de deux-cents ans. C?est le cas des Boni ou Aluku. D'autres arrivent plus récemment, avec une intensification pendant - et depuis - les troubles qui ont secoué le Surinam de 1986 à 1992 : Ndjuka ou Okanisi[9], Paamaka, Saamaka. Elles parlent des créoles de base anglaise - les Anglais furent les premiers colons de ce qui deviendrait le Surinam -, avec la restriction que le saamaka a subi une relexification portugaise importante, suite au contact avec les esclaves amenés du Nordeste brésilien par une communauté de juifs expulsés au milieu du XVIIè siècle. Leur localisation couvre en Guyane française le littoral occidental et le moyen et bas Maroni.
Les autres créoles sont parlés par les descendants des esclaves libérés en 1848 par la France et en 1863 par la Hollande (et, bien sûr, par l?indépendance d?Haïti). Sur le Maroni est très présent le sranantongo, créole général du Surinam, de base anglaise et en cours de relexicalisation néerlandaise, servant de langue véhiculaire sur cette frontière, de plus en plus sous une forme appelée wakamantongo[10]. L?ensemble des créoles de base anglaise mentionnés[11] est assez homogène linguistiquement, la seule déviance notable résidant dans le lexique saamaka. Sur les bas Maroni et Oyapock, ainsi que sur le littoral, on trouve les créoles de base française : guyanais, antillais (Petites Antilles) et haïtien.
Les langues amérindiennes se distribuent sur trois familles, comme suit :
- Caribe (kali'na, wayana aparai[12]) ;
- Tupi-Guarani (wayãpi, émérillon) ;
- Arawak (palikur, arawak ou lokono).
Ces trois familles couvrent, en Amérique du Sud, des régions immenses. Les Guyane abritent pour les deux premières leurs avancées les plus septentrionales. Il n'en va pas de même pour la troisième, qui avait atteint la Floride et qui est encore représentée, aujourd'hui, en Amérique centrale.
Les plus fragiles de ces langues semblent être les deux langues Arawak, en raison probablement du fait que la plupart de leurs implantations se trouvent à proximité de centres urbains. Néanmoins les Kali'na vivent dans des conditions comparables et ne paraissent pas délaisser l'usage de leur langue[13]: le facteur nombre joue un rôle, bien sûr, mais le facteur politique-identitaire sans doute aussi. Les témoignages convergent pour dire que l?émérillon, qui a frôlé l'extinction au milieu du XXè siècle, se raffermit démographiquement et linguistiquement. Le bilinguisme wayana-aparai est fréquent au Brésil, surtout chez les Wayana, par effet des partis pris religieux et éducatifs des missionnaires protestants.
La situation légale des langues
Il n'y a pas, au pays de la liberté, de l'égalité et de la fraternité, de législation spécifique aux premiers habitants de ce morceau d'Amérique. Hormis un décret ministériel de 1987 qui prévoit des zones de parcours aux « communautés d'habitants tirant traditionnellement leur subsistance de la forêt », et dont la concrétisation se fait toujours attendre. La tradition centralisatrice de la France est connue. La notion de citoyenneté différenciée se situe aux antipodes du droit français. La langue française a été inscrite dans la Constitution en tant que « langue de la République » en 1992. Cela s'est fait dans un contexte de défense contre l'anglais, au moment de ratifier un traité important de l'Union européenne (Maastricht).
Mais la loi constitutionnelle portant l'amendement a aussi été perçue, à la satisfaction des uns et au regret des autres, comme la dernière en date des atteintes à l'existence des langues locales[14]. Notons au passage que dans la même année le pouvoir politique français réaffirme l'unité linguistique du pays et s'abstient de voter et de signer, au sein du Conseil de l'Europe, l'adoption de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires.
Il ne faut pas oublier que le territoire de la France européenne détient un nombre de ces langues régionales que les doigts d'une main ne suffisent pas à compter. Et que, malgré tout, la possibilité de leur présence à l'école est, depuis un demi-siècle, reconnue officiellement. Examinons de plus près les textes. Deux constantes les caractérisent jusqu'à aujourd'hui :
- l'Etat décerne la dénomination « langue régionale » ; cela veut dire que l?accès aux droits afférents au statut de langue régionale dérive d?une inscription explicite du nom de la langue dans un texte officiel ;
- la traduction du droit dans les faits repose entièrement sur la volonté des acteurs, élèves, enseignants, parents ; un texte de 1982 dit clairement qu'il n'est pas question de rendre obligatoire l'enseignement des langues régionales.
La loi Deixonne de 1951 constitue le premier pas vers la reconnaissance des langues régionales. L'énumération ne contient que les langues de la France européenne, et pas toutes, puisque certaines ne feront leur entrée que dans des textes ultérieurs. La langue régionale peut être introduite dans l'enseignement primaire à raison d?une heure par semaine. Les maîtres sont encouragés à s?en servir « chaque fois qu'ils pourront en tirer profit pour leur enseignement, notamment pour l'étude de la langue française ». Sa présence dans le secondaire, prévue également, s'y formule en des termes vagues et s'associe au « folklore » et aux « arts populaires locaux ».
En 1981 est incorporée la première langue non européenne, le tahitien. Suivent en 1992 les langues mélanésiennes. Le dernier texte important date de 1995[15], où l'on ne voit encore figurer ni les créoles ni les langues amérindiennes. Il contient néanmoins une innovation de taille : la notion d?enseignement bilingue - pour le primaire -, qui se caractérise par la parité horaire entre la langue régionale et le français.
Aujourd'hui la conjoncture est prometteuse pour plusieurs raisons...
à suivre
[1] Il est utile de préciser que presque tous les chiffres qui suivent sont sujets à caution, et qu?il serait vain d?y chercher une cohérence vu la disparité des sources. À l?heure où sont écrites ces lignes, un nouveau recensement démarre en France.
[2] Les chiffres qui précèdent sont pris dans Etats généraux du développement économique réel et durable de la Guyane, Chambre de commerce et d?industrie, 1998.
[3] Les estimations de la FOAG avancent un total de 18.000 Amérindiens. Les chiffres qui suivent sont tirés, sauf mention contraire, de ZONZON, J. & G. PROST 1997 : 24.
[4] Connus aussi comme Galibi.
[5] La FOAG en annonce 8.000.
[6] Connus aussi comme Lokono. Selon d?autres sources ils seraient environ 600.
[7] D. Maurel, E. Navet (com. pers.). L'autodénomination des Émérillon est Teko.
[8] Les Sainte-Luciens cependant, nombreux dans l?orpaillage, parlent aujourd?hui le créole guyanais.
[9] Autodésignation revendiquée par certains, à partir de Auca, éponyme territorial.
[10] Littéralement la langue de l?homme qui marche, de celui qui se déplace, en référence au mode itinérant (assez répandu) de recherche de travail des hommes businenge (note du Témoin).
[11] Qu'en Guyane française on nomme génériquement taki-taki, terme dans lequel le mépris côtoie l?ignorance.
[12] L'Akuriyo et le Tiriyo appartiennent aussi à cette famille.
[13] Avec des exceptions comme, semble-t-il, à Iracoubo.
[14] Ces sentiments contrastés se sont fait jour dans la société « civile » tout autant que dans le débat parlementaire.
Député Robert Pandraud : « S'il faut apprendre une autre langue [que le français] à nos enfants, ne leur faisons pas perdre leur temps avec des dialectes qu?ils ne parleront jamais que dans leur village ; enseignons-leur le plus tôt possible une langue internationale ! Ce sera du temps gagné pour eux, pour la France et pour l'avenir. (Applaudissements sur quelques bancs du groupe Rassemblement pour la République. Exclamations sur divers bancs.) » Assemblée nationale, débats en séance publique, 1ère séance du 12 mai 1992.
[15] Bulletin officiel de l'éducation nationale du 20 avril.
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