LE BAKRU ET LES JEUNES AMÉRINDIENNES DU HAUT-MARONI
12/05/2016
Le fait-divers est étonnant. Environ quatre-vingt collégiennes, toutes amérindiennes wayana, ont déserté les cours du collège Gran Man Difu (Difou), à Maripasoula.
Avant de commenter cela, il semble judicieux de savoir de quoi on parle : le Bakru, qu'est-ce que c'est ?
S'il s'agit réellement de crises de bakru, deux choses au moins doivent nous interroger :
- Le Bakru est d’ordinaire un esprit businenge (Les Businenge sont les descendants des esclaves ayant marronné NdTémoin). C’est la première fois que je le vois « s’attaquer », si je puis dire, à des Amérindiennes.
- Une autre chose est troublante : de jeunes garçons adolescents en ont été victimes également, ce qui, d’ordinaire, n’arrive jamais.
Pour comprendre ce qu'il vient de se produire à Maripasoula, nous avons besoin de savoir ce qu’est le Bakru, d’où il vient, de quand datent ses manifestations, quels sont ses effets et sur qui.
Regardons l’an passé, la précédente crise collective de Grand-Santi :
Au vu des événements on ne peut échapper à une interprétation collective. Le concept de collective phantasy (défini par van Wettering et van Vetzen dans les années 80), l’imaginaire collectif, à ne pas confondre avec l’inconscient collectif, est un imaginaire qui s’élabore, se construit et se déconstruit collectivement, en fonction de l’intensité de l’effet qu’il a pu occasionner dans un village ou une communauté.
Là, on est en pleine collective phantasy...
Mais à un stade extrêmement primaire, d’autant plus que c’est quelque chose d’ancien, qui s’élabore sur un mythe social qui est apparu il y a au moins une centaine d’années dans cette région du monde : celui du Bakru. Bien qu’encore, je pense que nul n’a véritablement interprété cette contestation de sa place par la jeune fille ou la jeune femme, comme elles le fait généralement en période de contestation sociale envers la famille, le clan ou le groupe, souvent au moment de la puberté ou du début de la vie sexuelle, voire, lorsqu’elle devient deuxième ou troisième épouse, dans les rapports qu'elle peut avoir avec son mari s’il n’est pas dans une politique égalitaire par rapport à ce qu’il accorde à l’une et aux autres épouses et qu’elle arrive à le savoir.
On est ici au cœur d’une histoire de femme, qui veut plus que ce qu'on lui accorde, ou qui est frustrée…
Ces événements concernent le plus souvent une, deux ou trois femmes, rarement plus, sauf ces derniers temps où (la concentration scolaire, peut-être ?) des groupes assez importants d’adolescentes sont touchées.
Ce que l’on observe, c’est que ce sont toujours des événements qui nécessitent un public. C’est donc une prise de position théâtrale. Cela se prépare, cela se construit et s’élabore avec une scénographie, afin de choisir le lieu, les partenaires, le public (qui, dans ce cas-là arrive tout seul). Cela se passe souvent le matin, au bord du fleuve, lorsque ces dames vont laver leurs gamelles. Il y en a une qui commence à se rouler par terre, on la tire pour qu’elle ne tombe pas dans la rivière, puis une deuxième, une troisième…
Et c’est comme cela qu’on réglait ses problèmes, en élaborant un scénario pour avoir le plus possible de public autour de soi. La crise elle-même peut être spectaculaire si elle est répétée.
Le but est toujours d’introduire un élément étranger au village, qui est une entité spirituelle. Le bakru est là pour cela, typiquement, comme quelque chose d’exogène au groupe, une créature maléfique fabriquée que l’on achète, que l’on se procure, qui est fabriquée, que l’on utilise en la gardant chez soi. Cela peut être une petite poupée que l’on nourrit d’œufs, il y a tout un folklore, naturellement, depuis plus d’une centaine d’années. Lorsque le bakru est déjà bien domestiqué, après une crise, deux ou trois crises, il y a toujours un Basi qui vient, et avant que la crise arrive à son dénouement, qui est l’accusation de sorcellerie, le bakru lui parle, on finit par discuter avec lui, et lorsqu’il y a une procédure bien menée, il finit par être expulsé. Lorsqu’il est domestiqué, il faut lui faire des cadeaux pour qu’il cesse d’envahir l’esprit de telle ou telle personne. Dans le temps, des bakru demandaient, pour des gamines de 13 ans, des élastiques (avec lesquels on joue en récréation) ; d’autres, plus ambitieux, qui voulaient un portable, un baladeur… et des boissons, beaucoup de boissons. Puis de l’argent. Et d’ailleurs ils suivaient parfaitement le cours de la monnaie au Suriname, se repérant parfaitement au gré des changements de monnaie : les gulden, les florins, les Suriname-dollars… Il ne se trompaient jamais. Maintenant, quand ils demandent de l’argent, ce sont des euros !
La domestication du bakru va devenir un jeu social, où la femme va appeler l’attention sur elle, dont l’enjeu est d’éviter que la femme qui va appeler l’attention sur elle aille sur la place publique accuser une personne d’avoir acheté une créature maléfique. Si cette accusation de sorcellerie est portée alors que le bakru n’a pas été auparavant expulsé ou domestiqué, cela peut prendre une dimension pathologique pour tout le monde à des degrés divers, sans oublier le groupe qui va être rejeté, et cela peut prendre véritablement des dimensions paranoïaques terribles, éventuellement avec des morts. Lorsqu’un enfant meurt, qu’une jeune fille ou un jeune homme meurt par accident, c’est toujours spectaculaire car cela veut dire que le bakru a commencé à tuer. Il y a donc plusieurs degrés dans l’hystérie à cause du bakru, le pire étant l’homicide.
Pour traiter cela, il faut que, dès le départ, il y ait un modérateur, souvent un homme d’un certain âge, de préférence qui ne soit pas en lien direct avec les filles en crise, ne serait-ce que pour éviter, lui-même, d’avoir à porter l’accusation de sorcellerie. Dans les villages matrilinéaires, où tout le monde est plus ou moins cousin, c’est souvent un homme de passage, un wakaman, ou quelqu’un qu’on aime bien, ou encore un voisin qui devra jouer ce rôle, pour garantir une certaine neutralité. Souvent il ira en chercher lui-même un ou deux autres. L’idée est d’opposer des hommes mûrs, figures paternelles, à tout ce n’importe quoi du désordre, jusqu’à trouver un sens « à peu près »qui sera un début de canalisation, le « sens réel » se trouvant dans la finalité : un peu plus de justice dans la répartition des biens, peut-être s’est-on aperçu que deux personnes ont couché ensemble alors qu’elles ont un lien de consanguinité. Si l’on regarde bien la finalité, il s’agit toujours de rétablir un équilibre après des histoires de cupidité, de jalousie, d’histoires de fesses. Des biens importants peuvent être en jeu : maison, pirogue, aujourd’hui congélateurs, téléviseurs écran plat, etc. Tout reste à la femme, l’homme ne possède rien. Il peut alors s’agir tout simplement d’expulser l’homme ou le mari gênant. Le bakru sera, dans ce cas, convoqué et bienvenu.
En résumé, le bakru est une comédie sociale, traditionnelle, maîtrisée par les femmes, pour remettre les hommes à leur place et leur place, dans les sociétés businenge est toujours celle de pourvoyeur.
Alors, qu'est-ce qui se joue ici ? On ignore, semble-t-il, l’événement déclencheur. Parfois, ce sera une odeur suspecte ou un bruit inhabituel… il y aura toujours quelque chose pour provquer les premiers malaises. Pas forcément des possessions tout de suite. Mais les états où, par contamination, par la suite (car le but est toujours de désigner une personne comme coupable), l’idée qu’un groupe de jeunes, soient 80 personnes puissent être touchées, fait que le problème va se déplacer. Qu’y a-t-il dans la vie de ces jeunes qui vient comme une frustration ou une oppression ?
C’était donc une occasion. Essayez maintenant de débrouiller tout cela par la science, par la médecine, par tout ce que vous voudrez, je reste persuadé que c’était l’occasion pour 80 gosses de manifester un mal-être par rapport à une situation qu’ils ne pouvaient pas gérer, de mettre en scène leur malaise, et que c’était la bonne occasion.
Pour conclure, nous restons avec :
- une double interrogation,
- une hypothèse sur les causes de l'événement et
- une information conjoncturelle
Une double interrogation : Le bakru est un esprit businengé. C’est la première fois qu’il s’attaque à des Amérindiennes. En outre, ce sont habituellement toujours des jeunes filles ou des femmes qui sont possédées. Or, ici, des garçons en ont été victimes également.
Ces jeunes fréquentant tous le même collège de Maripasoula, le collège Grand man Difu et partagent leur scolarité avec les adolescents businenge. Là, ils peuvent discuter, échanger, etc. C’est peut-être comme cela que le bakru est devenu envisageable pour ces jeunes Amérindiens.
Ce qu’il s’est peut-être passé : les jeunes Wayana du Haut-Maroni vivent dans leurs villages éloignés de plusieurs heures de pirogue de Maripasoula. Ils doivent donc fréquenter l’internat qui est très dégradé. La Commun. terr de Guyane a d’ailleurs lancé un appel d’offres pour réhabiliter celui des garçons et reconstruire pour celui des filles. Le problème plus profond, c’est que, peut-être, c’est une hypothèse que j’émets, les, jeunes veulent étudier près de chez eux. C’est d’ailleurs ce que demandent les parents de ces jeunes : que les cours se fassent à Talwen.
Nous devons garder un dernier point à l’esprit : la pression des pasteurs de plus en plus présents sur le Haut-Maroni. Beaucoup se trouvent au village d’Anapaïke, situé sur la rive surinamaise du Maroni. La guerre est la même que par les siècles passés : vraie foi contre dieux païens. Leur prosélytisme est de plus en plus agressif ce qui fait que des villages se désorganisent, des familles se déchirent sur des questions de croyances. Ti’iwan Couchili, artiste amérindienne plasticienne parle même de nouvelles guerres de religion. Et malheureusement des populations traditionnelles déjà démunies face aux assauts de la modernité se trouvent encore plus déstabilisées de ce fait.
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