NOIR, C'EST NOIR ? VRAIMENT ? - La Chronique d'Olson (22)
26/02/21
Suis-je un Noir, ou un homme noir ? Suis-je un homme de couleur ? Suis-je un nègre ? Que veulent donc dire ces histoire de couleur ?
Lorsque je pose la question « Qui suis-je ? » est-ce que j’attends qu’on me réponde par un nom de couleur : noir, jaune, rouge, pourquoi pas vert ou bleu ? Par-contre, si je demande « que suis-je ? », je convoque plutôt la représentation que l’Autre a de moi, je m’assigne donc à une place d’objet.
Il importe donc que je sois clair (!) vis-à-vis de moi-même en termes de positionnement, le « que suis-je » entraînant une objectivisation, alors que le « qui suis-je » me conduit à la subjectivisation.
Cerveau gauche ou cerveau droit.
Couleur et domination
Puisqu'il faut bien commencer par poser une question, cynique s’il en est : mon frère, que l’on dit blanc, se définit-il lui-même en termes de couleur ? Et moi-même, né sur l'une des rives du Maroni, depuis quand suis-je vu (me vois-je) comme comme un mélanoderme ? La réponse est pourtant simple : c'est depuis que je vis parmi les leucodermes que j'ai constaté une différence entre moi et eux.
Le simple constat de l'existence d'une différence chromatique entraîne-t-il de fait la projection d'une connotation négative et dévalorisante ? En résumé, ladite différence suffit-elle à rendre patente la domination de l'une sur l'autre ?
Assurément non.
Observons les interactions sociales dans une société dite mixte, mélangée, dite parfois aussi métisse... Et posons-nous simplement deux questions : le nombre de représentants des deux groupes de population est-il équilibré ? Ensuite, qui détient les pouvoirs ?
Si la réponse à la première question peut ne rien dire en termes de domination, elle en dit malgré tout beaucoup en termes de perception de soi-même, de son inclusion au sein d'une telle société et de sa propre capacité à entrer en interaction avec elle.
La seconde question est beaucoup plus signifiante : si l'essentiel des pouvoirs est rassemblé entre les mains de la minorité numérique, qu'elle soit leucoderme ou pas, cela dit beaucoup du fonctionnement d'une telle société, et tout d'abord de son éthique.
Regardons deux sociétés aux caractéristiques ethniques* à peu près semblables : une population blanche (j'ai écrit le mot) et une autre de couleur (je ne l'ai pas écrit) partageant le même sol, la première détenant les clés des pouvoirs financier, politique et policier, la seconde vivant chichement à côté de la première, en regardant l'exemple (et tout à fait au hasard) d'un côté les États-Unis d'Amérique, image de la dominance occidentale et de l'autre la Guyane (française !), archétype d'une politique refusant toujours de se décoloniser.
Du côté des dominants, pas de différence fondamentale. À quelques exceptions près, on y retrouve l'arrogance, le refus d'entendre l'Autre et l'auto-justification par la loi et la religion que l'on continue d'imposer.
Du côté des dominés, des différences sont là, de manière flagrante.
- Dans les colonies esclavagistes nord-américaines, les esclaves ont été la plupart de temps christianisés et, d'une part les suites de la guerre de sécession, d'autre part les émeutes des années 60-70 et les marches pour l'égalité des droits ont fait que, plus souvent qu'ailleurs, (mais ne nous leurrons pas, les ghettos existent toujours), les descendants d'esclaves vivent à côté de leurs anciens maîtres dont ils ont adopté les valeurs. Cela s'appelle l'assimilation.
- Sur un territoire post-colonial comme la Guyane, ceux parmi les descendants d'esclaves qui ne doivent pas leur liberté à la libéralité des maîtres mais à eux-mêmes puisqu'ils se sont auto-libérés, ont continué après la seconde abolition à vivre en forêt, loin des maîtres, de leurs croyances et de leurs valeurs. Ce sont les Marrons.
* Le droit français ne reconnaît pas la pertinence du concept d'ethnicité dans les débats sociaux et n'en autorise pas le recueil de données statistiques, au motif que celui-ci serait un leurre pour détourner des véritables mécanismes de domination à l’œuvre dans les sociétés étudiées.
La question de savoir comment je me considère, comment je me conçois dans une société «multiderme» n'est pas simple à résoudre, surtout si l'on raisonne en termes d'intégration ou d'assimilation. Dans tous ces cas-là, je dois me considérer inclus dans un milieu social qui me regarde, qui me conçoit de manière unilatérale, sans me laisser la moindre possibilité d'y procéder par moi-même, et c'est bien là où le bât blesse. Si je n'ai aucun droit de contestation sur ma place, sur mon apparence ni ma fonction sociale, alors je vis une assignation. Que m'importe alors qu'on me dise Noir, homme noir, homme de couleur, mélanoderme ou tout simplement Nègre...
Aucune réparation ne viendra à bout du dégât irréparable qui m'est asséné là : être nié dans ma capacité à me définir.
Alors ? dirai-je que je suis noir ? Descendant de Cham ? noirci par mon péché ? Lequel ? Les fils de Cham auraient aperçu leur père nu. La belle affaire… Pour nous qui procédons tous les jours à notre toilette ensemble dans le fleuve, entre deux pirogues… Mais les faits sont là : ils sont devenus noirs… Pourquoi pas jaunes ou bleus ?... Suis-je un homme de couleur ? Je pourrais alors revendiquer un lien familial avec les petits hommes verts vivant sur Mars…
«La peste soit du mélanisme», aurait pu écrire Molière, en précisant «et du chromatisme». Je ne suis pas un homme de couleur. Comment, dès lors, me réclamer d’une identité sans me transformer en arc-en-ciel ?
Un seul terme, dès lors, nous fait glisser hors de la palette du peintre pour évoquer une culture. Il s’agit d’un mot apparu peu avant 1935 sous la plume de Léopold Sédar Senghor, d'Aimé Césaire, d'Alioune Diop et d’autres : celui de « négritude ».
La négritude serait l’ensemble des valeurs propres aux cultures et civilisations des peuples africains ou afro-descendants, et en quelque sorte la caractéristique commune aux individus appartenant à ce groupe. « La négritude, ce n'est pas du racisme, disait Senghor, mais c'est l'ensemble des vertus du monde noir, des qualités de la civilisation négro-africaine »… On le voit, la référence à la couleur est ici minimale. On parle de « valeurs propres aux cultures et civilisations des peuples africains ou afro-descendants, des qualités de la civilisation négro-africaine »…
Voilà donc un mot qui a été l’un des plus décriés tout au long de la période qui nous sépare de la seconde abolition, « le » mot que je pourrais bien désigner comme celui qui me définit le mieux et que je pourrais choisir entre tous : Nègre, je suis un Nègre.
Ni un homme de couleur, ni un autre noirci par le poids du péché d’un virtuel et pathétique ancêtre.
Je n’ai pas inventé le concept de négritude, et Senghor lui-même en reconnaissait la paternité à Césaire. Voilà qui nous change du poids des péchés que nous font porter depuis des générations les adorateurs d’une idole faite de deux pièces de bois croisées.
Ah… une dernière précision : dans notre langue, celle du Maroni (mawinatongo), nous nous dénommons Nenge. Ce mot signifie Nègre et par extension Homme. Il s’agit d’un glissement linguistique dû à la créolisation du mot d’origine anglaise : Nigger… Dont acte.
Olson Kwadjani
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