DE LA TRANSMISSION CHEZ LES MARRONS - La Chronique d'Olson (19)
16/08/2020
Pour des populations traditionnelles qui utilisent des moyens de communication oubliés par les sociétés dites modernes, la transmission mémorielle et culturelle passe notamment par les rituels, par l’expérimentation voire par des pratiques que l’on pourrait qualifier de magico-religieuses sans oublier, bien sûr, la connaissance et la pratique d’une langue que l’on a héritée de ses Anciens.
La révélation de ce qui a été transmis ne se fait pas par des « sachants », fussent-ils des capitaines, mais par des individus qui occupent une position sociétale : le bonuman (qui connaît la magie), le dresiman (qui connaît les remèdes, notamment les plantes), le dronman (le tambouyen), le botoman (le piroguier)… Chacun d’eux possédant une connaissance constituée de savoirs qui ne sont rien tant qu’ils n’ont pas donné lieu à expérimentation. Les femmes aussi peuvent avoir une telle position sociétale : dans de nombreux villages, l’organisation des obsèques (broko dey) est placé sous la responsabilité d’une femme influente du village. D’autres champs de compétence leur sont confiés également : les techniques agricoles (gron prani, kisi nyanyan), souvent la pêche (fisi) ou encore des pratiques artistiques et culturelles (nay tembe, la broderie de pangi)…
Comment ?
Tout individu, homme et femme, a vocation à devenir passeur(e) de savoir.
Naturellement, à l'intérieur du clan, des personnes sont prioritairement en situation de solliciter l'enfant dans certains apprentissages : en tout premier lieu, la mère, puis les tantes et les oncles utérins, et parfois le père mais pas toujours, puisque nos sociétés sont matrilinéaires
Le passeur de savoir, le « sachant » ne transmet pas de connaissance, mais un savoir, parfois un savoir-faire dont il est le serviteur. Car sa connaissance, tout comme ce qu’il est, est non transmissible. D’abord parce qu’elle est mouvante et multiforme : composée de savoirs ayant donné lieu à expérimentation, de nouveaux peuvent venir s’ajouter qui transforment ou même peuvent annuler les précédents. C’est en cela qu’elle est intransmissible, tout comme le sont la pensée, le caractère ou la personnalité du passeur de savoir, également.
Toute connaissance non désirée ou non attendue est inutile. Combien parmi nous utilisent au quotidien des savoirs reçus à l'école et qui n’ont jamais eu d’autre utilité que de faire obtenir le baccalauréat à quelques-uns d’entre nous ?
Peut-on dire pour autant que l’émancipation par la connaissance est un objectif inatteignable ?
Réexaminons les éléments dont nous disposons pour notre réflexion :
- nous avons vu que la connaissance, en soi, est intransmissible ;
- nous avons vu que des savoirs sont divulgués par des « sachants » ;
- de plus, nous savons que ce qui n’est pas attendu, désiré ou souhaité est inutile.
Si c’est inutile, rien ne sert d’enseigner cela. Ni de l’apprendre. La logique est implacable. C’est celui ou celle qui ressent le besoin de savoir qui va chercher le « passeur de savoir » dont il a besoin. Cette passation sera bel et bien une initiation, dans le sens où le « chercheur de savoir » pénètre dans un domaine inconnu jusqu’alors, donc mystérieux. Par le truchement du « sachant » qu’il a sollicité, il entre véritablement dans un espace occupé de choses secrètes puisqu’inconnues, donc élevées et précieuses. On le voit, on ne transmet pas la connaissance, mais on organise et met en place un certain nombre de facteurs propres à générer un désir de savoir… qu’il faudra bien expérimenter. Il s’agit là d’une démarche obiatique.
L'obia est une réponse à tous les questionnements brûlants. Il apporte la réponse, la compréhension et le soulagement depuis les cales des navires négriers, dans l'enfer des plantations, lors de la marche forcée au cœur des forêts et jusqu'à aujourd'hui dans la paix reconstruite. Il s'agit donc là de pratiques expérimentales, de recherches dynamiques, d'une praxis.
Uniquement en relation duelle ?
Traditionnellement, la passation de savoir se fera souvent en face à face.
Je me rappelle ce jeune piroguier de dix-neuf ans qui m’a raconté un jour comment un de ses oncles maternels avait mis des années pour lui apprendre à piloter sa pirogue, à connaître les différents secteurs du fleuve, calmes ou barrés de rochers, saison sèche comme saison de pluies… C'est lui qui, à l’âge de huit ans, avait demandé pour la première fois à son oncle de tenir le manche du moteur…
Dans cet exemple, on vérifie que c’est bien celui qui est en désir de savoir qui sollicite le « sachant » et non le contraire. Il s’agit ici également d’une relation duelle neveu/oncle utérin… et l’on mesure l’efficacité de la pratique au fait qu’à l’âge de dix-neuf ans, il n’a pas fracassé la pirogue.
D’autres exemples sont disponibles pour illustrer ce mode de passation de savoir. L’apprenti-conteur, l’apprenti fabricant de pirogues, l’apprenti tembeman, l’apprenti bûcheron, mais aussi l’apprentie brodeuse de pangis, l’apprentie noueuse de cheveux…
La plupart passeront par cette relation duelle, mais pas exclusivement. La confrontation de son savoir avec un autre fait également partie de l’expérimentation. De la même façon, l’exemple et l’oralisation ne seront pas les seuls outils de cette passation de savoir, mais resteront, de fait, incontournables.
De tout cela on ne peut que déduire que la connaissance va vers qui, à qui la désire.
Avons-nous des questions sans réponse ?…
Comment gérons-nous
1 la connaissance de notre Histoire ?
Elle existe, pour ceux qui souhaitent aller la chercher dans la mémoire des Anciens. Mais la pensée magique et les pratiques obiatiques ont, au fil des siècles, changé la nature de cette histoire. Ce qui se transmet alors par l’oralité sera plutôt de l’ordre du mato, du conte, que de l’Histoire factuelle.
2 nos supports mémoriels ?
Le conte, que j’évoque rapidement ici, est bien sûr le support mémoriel le plus utilisé. J’y reviens ci-après.
3 la formation des successeurs
Si l’on ne peut guère prétendre que, chez nous, il y ait une quelconque transmission institutionnalisée, on en déduira aisément qu’il n’y ait pas eu, jusqu’à ces dernières années, de passeurs de mémoire ayant opéré ni publié des recherches de types historique ou anthropologique, dans nos rangs, même si je ne puis éviter ici de citer l'exception qu'est Jean Moomou, lui-même businenge, boni-aluku, et ses ouvrages publiés dans la collection Espace Outre-mer aux éditions Ibis Rouge. D’autres, bien sûr, ont mené ou mènent ce type de recherches mais ne sont pas eux-mêmes marron-descendants.
Il nous faut ici réexaminer la fonction du conte, à la fois passeur d’une Histoire, vraie ou non, fantasmée ou non, mais toujours transformée, dans une dimension à la fois récréative, créatrice de lien social mais également enseignante d’un vivre-ensemble spécifique à la communauté ou au peuple.
Mais là encore, le conteur n’est pas enseigné, il va chercher auprès d’autres conteurs, chevronnés, les savoirs dont il sait avoir besoin.
On se doit d’être lucide. Il faut admettre l’omniprésence de la pensée magique et de l'imaginaire. L’on ne peut qu’admettre l’argument imparable d’une telle logique : Efi a obia bun wi o si ini a koti, si la pratique est bonne, c'est à son efficacité qu'on la jugera ; efi a no bun, yu trowe, si elle ne marche pas, tu t'en débarrasses.
Bien sûr, na wan bribi, c'est une croyance, une foi. Mais cette foi et ces solutions seront jugées, au final, selon leur force et leur
efficacité. Elles seront appréciées en fonction de leur pouvoir sur la souffrance et le mal... La pratique de l'obia se vit comme une plongée profonde dans la réponse à ses questions comme à ses désirs.
C’est une relation avec l'au-delà, avec les Ancêtres, avec des panthéons entiers venus d'Afrique mais accommodés et recomposés avec le temps jusqu’ici, sur le plateau des Guyanes, où le Marronnage libertaire a favorisé une exceptionnelle cohabitation presque exclusivement Africaine. Chez nous, particulièrement, l'étymologie de comprendre s'impose : c'est « prendre ensemble ». Une cohabitation impossible partout ailleurs.
L’héritage du marronnage est donc précieux, car il est initiatique et dialectique.
Olson Kwadjani
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