POURQUOI IL FAUT LIRE (et relire) BERTÈNE JUMINER
12/10/2022
L’homme qui a subi la frustration a soif de se réaliser. Celui qui n’a jamais été touché par elle ne ressent pas cette soif.
Dans Les Bâtards, son premier roman publié en 1961, Bertène Juminer décrit, par le truchement de son personnage Alain Cambier, le colonisé (Juminer lui-même ?...) comme l’homme sans support historique reconnu et sans avenir personnel. « Adopté » par la France, il se trouve dans la condition d’un enfant recueilli, déjà sans histoire et à l’avenir miné, ses Anciens toujours placés aux confins d’histoires écrites par d’autres, sans pour autant en faire partie.
L’acceptation de ces fausses écritures est inacceptable, car elle entraîne le colonisé vers la facilité et l’abandon de sa propre dignité. Une mise au point et une confrontation des enjeux est donc nécessaire entre le colonisé et le colonisateur. Il est donc primordial que « chacun de nous sache qui il est, d’où il vient, sans fausse honte ni faux orgueil ». C’est aussi ce que j’évoquai dans une précédente chronique[1] : Pe mi komoto, sama na mi[2]. J’y expliquai que des articulations existaient, bien sûr, entre le modèle métropolitain et le modèle guyanais, celui-ci inscrit dans l’échec de celui-là.
Sans reprendre ma formulation d’alors, pour savoir où nous allons, il nous reste à trouver une réponse à la question essentielle : de quel projet a besoin la Guyane ? D’un projet de développement économique ou d’un projet de société ? Car comment savoir où nous allons si nous ne nous sommes pas dotés d’un projet commun ? et sur quel matériau le construire ? Bien sûr, nous sommes dans le flou pour résoudre cette équation à deux inconnues…
Au fil de ses romans, Juminer interroge ses ascendances et son identité de Nègre, rendue douloureuse par son attachement à la culture française. La condition d’exilé lui devient insupportable : le Nègre cultivé supporte mal l’assimilation que la société blanche attend de lui lorsqu’il sait que ses ancêtres ont subi la domination blanche pendant des siècles.
Ce qui lui devient insupportable, de plus, c’est la complémentarité entre l’incompétence – faite de stupidité et d’inertie – des fonctionnaires venus de France métropolitaine, et l’indigence de ses compatriotes décidant de laisser le pays dans un état de sous-développement chronique ou de le brader à des opérateurs venus d’ailleurs.
Lorsqu’il est nommé à Saint-Laurent du Maroni, en 1961, il assiste à toutes sortes de luttes d’influence entre les membres de la haute société Saint-laurentaise : le sous-Préfet, le directeur de l’hôpital, lui-même (le médecin nègre)… Le monde blanc, cependant, est hiérarchique et lui, étudiant parmi d’autres étudiants, fait partie de ce monde-là. Comment donc s’extraire de ce monde qui vous avilit lorsque vous en parlez la langue ? Lorsque les concepts de la culture blanche véhiculés le sont par ces mots mêmes que vous employez ?
À ce moment, sans doute, a-t-il réalisé que la « lutte des races » s’apparentait de manière consanguine à la « lutte des classes ».
Car il faut garder à l’esprit qu’en ces années-là, nombreux encore étaient les anciens bagnards vié-blanc à errer par les rues de Saint-Laurent. Les rapports entre ces vieux blancs déclassés, les fonctionnaires et lui, médecin noir, n’étaient certes pas faciles à établir ni à fixer.
Et s’il était temps de tenter une élucidation en creux, par l’absurde ? Comment ? Mais en ajoutant une inconnue à notre équation qui en comporte déjà deux… Ce qui est, qui l’on est, ce que l’on est difficile à situer, on l’a vu. Essayons de gagner à présent l’assurance de ce que l’on n’est pas. Explications…
Ce que l’on n’est pas ?... Mais que l’on doit assumer quand même, car l’on ne peut pas être autre chose qu’assimilé si l’on veut une place au milieu des autres, qui sont des Blancs, ou tout au moins des masques blancs placés par-dessus une peau noire. Ceux-là doivent te reconnaître comme étant des leurs… comment ? en te voyant pour ce que tu n’es pas.
Magnifique victoire ! car pour ce que tu n’es pas, il est évident qu’un Blanc serait plus à sa place que toi ! Développons encore…
La conception de « qui tu es » ne pourrait donc se réaliser que face au désir du Blanc de te voir être ce qu’il veut que tu sois ? Faisons plus ample connaissance avec Bertène à Dakar, où il enseigne comme professeur agrégé de médecine, en tant que coopérant français. Ami et médecin personnel de Senghor, Il est désormais un Nègre à diplômes une désignation que lui-même aurait pu prendre en compte… Il se lie d’amitié avec d’autres diplômés, comme lui, mais blancs… Dans son roman La revanche de Bozambo, le lecteur le reconnaît facilement, hors le fait que Bozambo est juriste et que Juminer est médecin. Tous deux sont donc adoubés, au Sénégal… par des Blancs, alors que le juriste applique une justice de Blancs… sur des Noirs.
Le dilemme est d’importance : comment donc définir ce que je suis par rapport à ceux qui me ressemblent (les Nègres) quand je n’ai affaire qu’à des Blancs (ce que je ne suis pas) qui m’octroient un place au milieu d’eux ?
Si j’ai vu pe mi komoto (d’où je viens), que je peux comprendre sama na mi (qui je suis) en me confrontant à ce que je ne suis pas, il me reste toujours à découvrir Osey mi e go (où je vais)…
OKwadjani
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