UNE PIROGUE, DES PIROGUES
12/12/2012
Les pirogues du Maroni
Votre ami Le Témoin et son compagnon ont craqué : ils possèdent à présent leur pirogue, fabriquée pour eux par un artisan Ndjuka. Il est sans doute temps de vous parler plus longuement et en profondeur de ces fameuses pirogues qui, bien au-delà d'un simple moyen de transport, sont constitutives des cultures et des identités marronnes.
Sur le Maroni, fleuve frontière entre la Guyane française et le Surinam, les pirogues amarrées le long des berges se comptent par centaines. Elles représentent le seul moyen de transport pour les milliers de personnes vivant sur les rives du Maroni. Les différentes formes de pirogues sont révélatrices de la diversité géographique du Maroni et de la diversité culturelle des populations.
Ces pirogues sont construites à partir d'une coque monoxyle expansée et rehaussée d'un ou de deux bordages. En chauffant la grume évidée, le bois acquiert une certaine plasticité qui permet d'écarter les flancs et d'obtenir une coque très large à partir d'un arbre de faible diamètre. Les Businenge, populations d'origine africaine qui ont déserté les grandes plantations de la Guyane hollandaise dès le début du XVIIème siècle et se sont installées sur les deux rives du Maroni, ont développé des formes de pirogues adaptées au passage des sauts. Leurs pirogues, construites également en expansant la coque au feu, sont étroites et longues et possèdent des extrémités curvilignes qui dépassent largement au-dessus du bordage. Les longues pirogues à moteur comme les canots-pagaies sont ornés de motifs d?entrelacs appelés tembé et de décors d?inspiration contemporaine.
L'inventaire des pirogues du Maroni a mis en évidence la richesse et la vitalité du patrimoine nautique de cette région au début du XXIème siècle, tant au niveau des formes des embarcations que des décors et des pratiques de navigation (Sophie François, Archéologue spécialisée en archéologie nautique, Direction régionale des affaires culturelles de Guyane, 2003).
Les pirogues businenge
Laissons pour l'instant les pirogues de type amérindien, qui possèdent une étrave leur permettant une navigation côtière dédiée à la pêche, pour n'évoquer ici que les pirogues businenge qui, au-dessus du premier saut, naviguent seules sur le Maroni. « Nous faisons ici une recommandation capitale, qui s'adresse particulièrement aux chercheurs d'or remontant les fleuves de Guyane : c'est d'abandonner à jamais l'usage des canots avec quille et gouvernail ; seules les pirogues des nègres bosch, creusées dans un tronc d'arbre, sont capables de manœuvrer au milieu des torrents impétueux ou de gouffres tourbillonnants[1] ». Les recommandations faites par l'explorateur Jules Crevaux à la fin du XIXème siècle sont toujours d'actualité. En effet, le Maroni n'est pas un long fleuve tranquille. Dans la majeure partie de son cours, il est entravé par de nombreux rapides et chutes d'eau appelés sauts. Lors de la saison des pluies, les sauts sont recouverts par les eaux et les courants sont violents. En saison sèche, les roches affleurent de toutes parts, et il est bien difficile au novice de repérer une passe.
Le terme bosch, employé par Jules Crevaux et tombé en désuétude au profit de businenge, désigne l'ensemble des populations d'origine africaine qui ont déserté les grandes plantations de la Guyane hollandaise dès le début du XVIème siècle. Pendant un siècle et demi de marronage, six groupes se sont constitués. Quatre d'entre eux, à différentes époques, ont traversé le Maroni tout en continuant à vivre sur les deux rives. Les Ndjuka, frontaliers depuis la fin du XVIIIème siècle, ont été suivis par les Aluku. Deux autres groupes businenge, les Saamaka et les Paamaka sont arrivés sur la rive française à la suite de la guerre civile au Suriname en 1986.
La longue expérience que les piroguiers businenge ont développée au fil des décennies, et transmise de génération en génération, en a fait les spécialistes de la navigation sur le Maroni. Ils en ont le monopole en amont du saut Hermina. Tous les usagers du fleuve, touristes, commerçants, administrations, font appel à leurs services. Les Businenge ont développé des techniques de navigation spécifiques au passage des sauts et conçu trois formes de pirogues.
1. Les canots-pagaies (paliboto)
Les Businenge disposent de petites embarcations légères, les canots-pagaies, qu?ils manœuvrent à la pagaie et à la perche. Ces petites pirogues sont très répandues dans les petits villages où femmes et enfants les utilisent quotidiennement pour se rendre à l'abattis, aller à la pêche, ou encore puiser de l'eau au milieu de la rivière. D'une longueur moyenne de six mètres, les canots-pagaies autorisent le transport de marchandises légères, comme la production de l'abattis, du bois sec pour la cuisine ou encore les filets de pêche. Ils permettent de transporter trois à quatre adultes au maximum mais peuvent être manœuvrés par une seule personne assise à l'arrière. Traditionnellement, les hommes doivent construire un canot-pagaie pour leur épouse. Comme la maison, la pirogue et la pagaie constituent un cadeau matrimonial important qui révèle l'habileté technique de l'homme mais également son talent artistique et sa connaissance du tembé. Les Businenge appellent tembé un décor d'entrelacs dont ils ornent tous les objets de la vie quotidienne, des plats à vanner aux peignes, des pirogues aux maisons et aux vêtements.
Chez les Aluku, l'ornementation de canots-pagaies semble tombée en désuétude alors qu'elle est très abondante chez les Ndjuka, où les tembé réalisés sur les extrémités larges et courbes des canots-pagaies sont soit peints, soit effectués en marqueterie de tôles et de clous de tapissier. Si l'on en croit les enquêtes de Jean Hurault, la signification du tembé serait essentiellement sexuelle : symboles masculins et féminins, symboles d?accouplements, et serments d?amour. L'une des extrémités du canot-pagaie est fréquemment ornée de motifs masculins et l'autre de symboles féminins comme les formes ajourées nommées « entrée de serrure » et les croissants de lune. Les pagaies de femme sont également ornées de tembé généralement gravés sur les poignées et peints sur les pales.
Les canots-pagaies occupent une place prédominante dans la transmission des « savoirs de l'eau ». La première phase de l'apprentissage des techniques de navigation est en effet réalisée dans ces canots-pagaies. Dès leur plus jeune âge, les enfants accompagnent leur mère à l'abattis. Munis de petites pagaies adaptées à leur taille, ils participent à la propulsion. De retour au village, les jeux des enfants tournent autour de l'eau. Les plus petits tirent avec une ficelle des répliques miniatures des pirogues sur le sable. Les plus grands jouent dans des petites pirogues monoxyles d'à peine un mètre de long. A partir de huit ans, les enfants manient la longue perche appelée takari qui permet de propulser mais également de diriger l?embarcation. À partir de dix ans, les pratiques de navigation marquent une séparation sexuelle. Les filles vont poursuivre avec leur mère les navigations autour du village. Les garçons quant à eux découvrent les chantiers de construction et participent à des voyages plus longs sur des pirogues à moteur. À l'adolescence, ils acquerront le statut de takariste. Placés à l'avant des grandes pirogues à moteur, le takariste a pour rôle de sonder la rivière et d'indiquer les hauts-fonds au motoriste. Pour coordonner en permanence leurs efforts, le motoriste et le takariste ont développé une riche gestuelle. Dans les sauts, le takariste utilise sa perche pour diriger la pirogue. En prenant appui sur les roches, il dévie la proue pour lui faire prendre la bonne passe. De nombreux voyages sont nécessaires au jeune takariste pour mémoriser les passes navigables en fonction de la hauteur des eaux qui varient de plusieurs mètres entre la fin de la saison des pluies et la saison sèche.
Les pirogues à moteur : pirogues fileuses et pirogues de fret
Seules les grandes pirogues, aujourd'hui toutes motorisées, passent les sauts et naviguent sur toute la longueur du Maroni. Plusieurs centaines de pirogues à moteur transportent chaque jour sur le fleuve personnes et marchandises. Les Businenge différencient deux types de pirogues à moteur : les pirogues fileuses pour le transport des passagers et les pirogues de fret.
2. Les fileuses
De nombreuses pirogues longues et étroites, dites fileuses, assurent des services de taxi entre les bourgs du Maroni. Elles sont également employées pour le transport scolaire. Le matin, dans les petits villages, il n'est pas rare d'apercevoir des enfants, gilets de sauvetage au cou, arriver de toutes parts et sauter dans une pirogue pour aller à l'école. Toutes les tournées, des postiers aux médecins en passant par les gendarmes, sont réalisées en pirogue fileuse. Plusieurs fois par trimestre, des missions officielles remontent le fleuve pour instruire les registres d'état civil et délivrer entre autres les papiers d'identité.
Les pirogues businenge ont des coques expansées à chaud et rehaussées d'un bordage suivant le même principe que les pirogues amérindiennes mais elles sont plus longues et étroites. Cela induit une grande force d'inertie indispensable au passage des sauts. Leur aire importante autorise ainsi de relever le moteur lors du passage de haut-fond, sans pour autant perdre de la vitesse et donc de la manœuvrabilité.
3. Les pirogues de fret
Les pirogues fileuses se distinguent des pirogues de fret par des dimensions plus modestes. Les premières ont une longueur moyenne de 8 à 12 mètres pour une largeur de 1 m à 1,20 m. Les secondes sont plus longues avec une moyenne proche de 17 mètres et surtout une largeur accrue, 1,80 mètre en moyenne, assurant une importante capacité de charge. Les commerces du Maroni sont ravitaillés depuis Saint-Laurent-du-Maroni et Albina par les larges pirogues de fret qui peuvent contenir jusqu?à dix tonnes de chargement. Les marchandises transportées sont extrêmement variées, de la boîte de petits pois aux couches pour bébé, en passant par les bougies et les bouteilles de gaz. Les entreprises de construction affrètent également des pirogues de fret pour transporter bois, parpaings, ciment et même des engins de chantier placés à cheval entre deux pirogues.
Les pirogues businenge se distinguent des pirogues amérindiennes d'estuaire par leurs extrémités curvilignes et hautes sur l?eau. A la proue et fréquemment à la poupe, la coque monoxyle très arrondie est prolongée par une large pièce de bois qui dépasse du bordage d?une cinquantaine de centimètres pour une largeur de 30 cm. La poupe, bien qu?elle possède un tableau qui reçoit le moteur hors-bord, est souvent terminée par une large pointe. Ainsi le profil de la pirogue est symétrique avec deux extrémités curvilignes. Cette forme aujourd'hui tellement caractéristique des pirogues businenge n?est pourtant pas très ancienne. Des photographies du débarcadère de Saint-Laurent-du-Maroni au début du XXème siècle montrent des pirogues aux extrémités horizontales. En moins de cinquante ans, les extrémités rapportées des pirogues fileuses et de fret se sont progressivement élargies et redressées pour aboutir aujourd?hui à de larges pointes verticales ornées de décors peints. Les deux extrémités sont les zones principalement décorées, suivies par les dossiers dans le cas des pirogues fileuses et plus rarement les bordages.
L?ornementation des pirogues à moteur est beaucoup plus abondante et plus variée que celle des canots-pagaies. En effet, les piroguiers puisent leur inspiration aussi bien dans le répertoire des tembé que dans des motifs contemporains. Les tembé restent les décors les plus fréquemment employés. Ils sont souvent associés à d?autres motifs qui ne sont pas propres aux businenge : drapeaux français, surinamien ou jamaïcain, paysages, scènes religieuses, ballons de football ou pin-up. Parmi les motifs les plus fréquents, on notera les pirogues franchissant des sauts impressionnants, les femmes représentées nues ou en bikini, le portrait de Bob Marley ou les sigles de grandes marques de vêtement à la mode chez les jeunes. Les bordages portent parfois des devises, des maximes ou des inscriptions rédigées en français, en sranantongo et en anglais.
Et ça, vous l'auriez cru sans le voir ?
[1] CREVAUX, Jules. Voyage dans l'Amérique du sud 1878-1881. Paris : Hachette, 1883. P. 19.
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