L’IMPUNITÉ ET L’EXPANSIONNISME
02/11/2024
On a souvent glosé le phénomène de néo-colonisation observé par de savants anthropologues tenant en main des verres à moitié vides…
Sur la liste de leurs constats en Guyane figurent, de manière décousue et surtout non exhaustive, la déscolarisation effrayante d’élèves toujours plus jeunes, la propagation également effrayante de l’habitat dit informel ou encore spontané, la saturation toujours effrayante des services hospitaliers, notamment en obstétrique. Nous n’oublierons pas d’ajouter à cette liste l’insécurité générée par un ressenti de précarité ou de rejet. Comment ne pas avoir envie de s’approprier, quand on manque de tout, ce que d’autres possèdent à profusion ?
Entre désir de rétablir des équilibres bouleversés et pulsion de vindicte, il faut absolument compenser ce qui est ressenti comme une impunité au service du dominant. Mais d’où peut donc venir un tel ressenti ?
Tout d’abord, par l’idée – et la vérification par les situations – que les pouvoirs publics ne remplissent pas le rôle de service public auquel ils sont astreints, par indifférence ou indigence. Dans ce cas, le manque de moyens dont ils disposent apparait comme un malheureux prétexte. Quelle qu’en soit la raison, pour finir, le dominé se réveille meurtri, au sens où l’entend Ziad Majed[1] lorsqu’il évoque l’impunité dont jouit au Moyen-Orient un pays agresseur qui en trois jours occasionne six cents morts dont une centaine de femmes et plus de cinquante enfants sans que la communauté internationale bouge le petit doigt.
[1] Politologue, professeur universitaire, chercheur, auteur et co-auteur franco-libanais.
Les gouvernements ou les États peuvent bénéficier de l’impunité pour diverses raisons, notamment grâce au contrôle qu’ils exercent sur les institutions judiciaires, l’influence qu’ils exercent sur les médias ou la protection par des puissances étrangères. Ils ont donc le sentiment d'être intouchables, la certitude de n’être ni poursuivis ni punis, les investissant d’une espèce de légitimité quasiment de droit divin. En réaction, l'impunité entraîne une chute de la morale sociale, puisque l'honnêteté n'est pas encouragée alors que les exactions
restent impunies.
L’on pourrait donc dire que, au niveau des États, l’impunité est l’exercice du pouvoir sans que les responsables soient tenus de rendre des comptes. Elle se produit lorsque les crimes, des actes mineurs aux violations graves des droits de l’homme, ne font pas l’objet d’enquêtes adéquates, que les auteurs ne sont pas condamnés et que les victimes ne reçoivent pas de réparation.
Il n’est de meilleur exemple que de regarder ce qui se déroule actuellement sous nos propres yeux au Proche-Orient.
Des règles « adaptées » : le système de l’indigénat
Il est intéressant de constater qu'il existait avant la Seconde Guerre mondiale, dans les fichiers de la Bibliothèque nationale, une rubrique entièrement consacrée à « l'indigénat ». L'étude de celui-ci constituait alors un chapitre important du droit colonial de l'époque, enseigné dans nombre d'universités. Cette rubrique a disparu après-guerre, le régime de l'indigénat perdant toute actualité juridique, et on chercherait en vain dans l'historiographie de ces trente dernières années une étude consacrée spécifiquement à ce dispositif.
Pourtant, connaître le passé de la France coloniale permettrait deux choses au moins : tout d’abord d’éviter de prolonger les mêmes erreurs… Il suffit de voir les troubles qui se produisent de manière répétée en Nouvelle-Calédonie, à Mayotte, en Martinique, mais aussi en Guadeloupe et en Guyane. En deuxième lieu, nous avons urgemment besoin d’œuvrer pour donner réparation (nous ne parlons pas ici d’argent) et pour combler des inégalités qui n’ont jamais réellement disparu sur des territoires que nous continuons de nommer « la France périphérique » ou « ultramarine ».
Dans le principe, le régime de l'indigénat consiste à concevoir une justice située « en dehors des règles communes », pour réprimer des infractions commises par les seuls indigènes, infractions qui ne sont ni prévues ni réprimées par la loi française. Il s'agit de créer un espace juridique nouveau, précisément réservé aux indigènes, qui s'ajoute au droit pénal auquel, par ailleurs, ils sont soumis : un registre dans lequel les indigènes commettent des délits inconnus ou non prévus en France, mais qualifiés comme tels en ce qui les concerne dans les colonies, pour lesquels on va prévoir des peines qui n'entrent dans aucune catégorie pénale (criminelle, correctionnelle, temporaire ou perpétuelle, politique ou de droit commun, civile ou militaire), peines qui peuvent être individuelles ou collectives. Cette justice répressive n'est pas seulement « spéciale » parce qu'elle ne concerne que les indigènes et crée de nouveaux délits et de nouvelles peines, mais aussi parce qu'elle peut être exercée par l'autorité administrative - échelons supérieurs (gouverneurs) ou intermédiaires (administrateurs, chefs de cercle ou de district, chefs indigènes) - au mépris d'un principe fondamental du droit français, à savoir l'exigence d'une séparation des pouvoirs judiciaire et administratif, garantie des libertés publiques.
Parlons néo-colonialisme
Comme déclare parfois ma mère : « une fois dans la place, il devient facile d’y rester ». Le néocolonialisme prend la forme de l’impérialisme économique, de la mondialisation, de l’impérialisme culturel et de l’aide conditionnelle pour influencer ou contrôler un territoire en développement au lieu des anciennes méthodes coloniales de contrôle militaire ou politique directs. C’est le principe même de la Françafrique, bel exemple de néo-colonisation transposable.
En 1961, Che Guevara déclarait : « Nous, que l'on appelle "sous-développés", sommes en réalité des pays coloniaux, semi-coloniaux ou dépendants. Nous sommes des pays dont l'économie a été déformée par l'impérialisme, qui a développé de manière anormale les branches industrielles ou agricoles nécessaires pour compléter son économie complexe ».
Dès l’époque moderne, l’humanisme et l’influence de sa pensée sur les études européennes ont favorisé la conviction d’une supériorité naturelle et culturelle des occidentaux, civilisés, sur les « Barbares ». À partir du XVIIIe siècle s’est forgée l’idée que l’Occident européen était l’héritier d’une unique et séculaire culture, unique vectrice de vérité. De là à s’estimer porteur d’une légitimité économique, et la loi du plus fort faisant le reste, il devenait simple de partir tout d’abord à l’assaut du « reste du monde », puis de poser les jalons économiques propres à assurer sa propre pérennité. La suite devenait simple : le colon jouissait depuis le commencement d’une priorité ineffaçable dans la violence. « Ce fut, le plus souvent, une violence pacificatrice, une sorte de paix romaine, mais elle a amoncelé pour un avenir plus ou moins lointain des réserves de violence libératrice [1] ».
[1] P. Ricœur, « La question coloniale », Réforme, 20 septembre 1947.
Décoloniser l’histoire
Si les sociétés ex-coloniales se dotent de l’impérialisme qu’elles peuvent bien s’offrir, elles ont aussi le passé qu’elles veulent bien écrire. L’intérêt des recherches historiques récentes est peut-être de montrer la prégnance de la colonisation moderne comme paradigme de tout impérialisme et, appelant à son dépassement, de susciter également son analyse historique et l’étude de ses usages. Le tout est histoire de clarté des enjeux.
Okwadjani
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