POUR UNE IDENTITÉ DÉCOLORISÉE - La Chronique d'Olson (23)
17/03/2021
Ma précédente chronique commençait comme suit : « Suis-je un Noir, ou un homme noir? Suis-je un homme de couleur? Suis-je un nègre? Que veulent donc dire ces histoire de couleur? »
Lorsque je pose la question « Qui suis-je? » est-ce que j’attends la même réponse que si je demande « Que suis-je ? ».
J’ai déjà répondu à cette alternative. La question qui va m’intéresser ici est bien « qui suis-je ? » mais aussi « qui sommes-nous ?» tant il est vrai que se construire une identité hors de son groupe social n’est qu’une gageure, et finalement un défi sans enjeu aucun. Car il n’est ici pas de réponse simple, et je paraphrase Esther Benbassa lorsqu’elle affirme que l’identité est une construction souvent fictionnelle qui ne prend signification que dans un rapport collectif, de forces s’il en est, donc inégal.
En contexte colonial (néo-colonial)
Dans Peaux noires et masques blancs, Frantz Fanon affirme que le Noir, pas plus que le Blanc n’existent. Quant à Homi Bhabha, dans Une théorie postcoloniale en 1994, c’est la distance entre le Soi colonialiste et l’Autre colonisé qui constitue l’altérité coloniale. En contexte colonial, donc, l’impact de l’identité du dominant serait déterminante au point que le colonisé ne pourrait y échapper.
Comment comprendre cela ? Selon une telle théorie, selon que le dominant se définira comme maître ou comme Blanc, le dominé se considérerait – en creux – esclave ou bien Noir ? Effectivement, voilà qui pourrait correspondre logiquement à l’assertion d’Esther Benbassa[1] lorsqu’elle explique que la construction de l’identité prend sens dans un rapport de forces collectif et imposé. Franz Fanon, lui, se débarrasse de cette difficulté en nommant fréquemment l’Africain (non le Noir, non l’homme noir, non le Nègre ni le colonisé…) et son milieu racinaire, l’Afrique.
Un rapport de forces sociétal est condamné à changer, c’est le droit-fil de l’Histoire. En outre, sous la couleur noir sont vues toute une palette de nuances et une longue
liste d’appellations, qu’elles soient en référence à une simple carnation ou à un mélange fantasmé[2] : Nègre Kongo, chabin/chabine, kalazaza, métis(se), mulâtre(sse), sang-mêlé, etc. Il est bien évident que l’identité construite par rapport au « viol fondateur » sera différente de celle élaborée à partir d’une mythique rencontre comme celle de Pocahontas, même si celle-ci avait dû se faire au prix de l’assimilation et de la conversion à la religion du de l’envahisseur.
On le voit, l’identité construite en référence à la colorisation est bien une fausse piste qui ne peut conduire qu’au repli sur soi et au rejet de l’autre. Laissons donc tomber ces foutaises.
[1] Dictionnaire des racismes, de l'exclusion et des discriminations, Larousse 2010
[2] Puisqu’il n’y a pas de différences ethniques entre membres de la même humanité, on ne peut accepter le terme de mélange que par pauvreté lexicale.
En regard socioculturel
l’identité culturelle de ces populations comme héritage « intrinsèquement » africain ne relève pas d’une construction par les observateurs du XIXè siècle et de la première moitié du XXè, et par les marrons businenge et leurs descendants, en particulier les sabiman et les obiaman, qui eux-mêmes se définissaient ainsi. Cet apport africain aurait-il été surévalué et ne masquerait-il pas d’autres influences tout aussi importantes ?
Les capacités d’adaptation, de résistance et de créativité des Africains envoyés en esclavage ont mis en évidence la pertinence fréquente du concept de créolisation. Il reste cependant problématique, comme l’écrit Jean Moomou[3], au vu de ses fluctuations sémantiques (enjeux politiques, socio-économiques, identitaires). Il nous propose, à partir de l’exemple des groupes de marrons businenge, d’introduire un autre concept : celui de « société recomposée », comme on dirait d’une famille recomposée. Il offre un double avantage :
1) Comme le concept de créolisation, il sous-entend une rencontre dynamique entre individus de cultures différentes, amenés à composer pour vivre ensemble, donc à modifier leurs cultures réciproques ;
2) Il permet de dire que ces sociétés afro-américaines, nées de la rencontre entre Africains, Européens et Amérindiens, ne sont
ni «créolisées», ni «européennes», ni «africaines», ni «amérindiennes», mais des sociétés autres, formées à partir de la mobilisation et de l’amalgame de ces différents apports, en proportion variable en fonction des groupes, de l’ampleur de la colonisation, du territoire et de l’inven-tivité des esclaves ou des marrons au sein de leur nouvel espace d’expérience en milieu amazonien.
Ainsi, pour analyser l’identité mouvante des populations businenge, il serait plus intéressant, à notre avis, de se servir de termes comme transformation, changement culturel, ou encore dynamique ou mutation culturelle.
Car cette identité mouvante est une praxis. Je suis, pour ma part, toujours étonné de lire sous la plume d'un Patrick Chamoiseau ou d'autres écrivains de la créolité que le marronnage et la drive (wakaman chez les Businenge) seraient[4] [...] des manifestations d'une même réalité de la sphère créole qui naissent d'une appréhension du territoire ne pouvant survenir qu'en terre créole, et en particulier sur une île. Ainsi peuvent-ils réclamer pour eux-mêmes l'appellation de "Marron". Chamoiseau explore le marronnage comme pratique de l'espace. Trace indélébile d'événements historiques, thèmes de prédilection des littératures antillaises contemporaines, le marronnage rejoindrait l'imaginaire pour dire les lieux atemporels de l'errance créole.
[4] in Nouvelles Études Francophones, vol. 25, n° 1 (2010), Publ : University of Nebraska Press
Le marronnage comme une errance seulement spatiale ? un fatum réservé à la créolité ? Les Marrons actuels seraient-ils des paumés ne voulant plus marcher pieds nus ? Soyons sérieux !
Oui de jeunes Businenge se payent des chaussures de marque (parfois des contrefaçons) à 150 ou 200 euros, voire un peu plus. Gagnés par le scintillement du miroir aux alouettes ? Peut-être. Mais nous passons également des heures à nous natter les cheveux, une pratique qui, je le rappelle, se rapporte au tembe, qui véhicule un message qui est toujours à décrypter.
Transformer, le fictif... Pourquoi faire ? Transformer le réel ? C'est cela qui serait fictif... Nous, Marrons contemporains, avons choisi de les mêler pour masquer le réel. En cela nous restons nous-mêmes.
On le voit, toute tentative de définition d’une virtuelle identité businenge, en l’immobilisant ou en la figeant pour mieux la regarder, est vouée à l’échec. Une hélice tournant à toute allure est invisible ; elle ne se voit que lorsqu’elle s’arrête.
Olson Kwadjani
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